À la rencontre de Magdalena de Passe, virtuose de l'estampe
Magdalena de Passe (1600-1638), d'après Paul Bril (1554‑1626), Paysage aux voyageurs avec un âne, vers 1620, burin, état unique, 25,6 x 34,3 cm (feuille), 22 x 26,3 cm (cuvette). MBAM, achat, fonds Robert Allard et Charles Cole. Photo MBAM, Jean-François Brière
Grâce à un don généreux de Charles Cole et de Robert Allard, le Musée a récemment acquis trois œuvres rares de l’une des plus célèbres artistes estampières d’Europe. Ce sont les premières estampes signées par une femme à entrer dans notre collection d’art européen antérieur au 19e siècle.
Mon œil a ici vu, et mon âme à grandpeine
A pu croire à mon œil, c’est qu’une Magdalaine
De sa main délicate a montré que l’airain
Cédait aux traits hardis de son docte burin.
– Crispijn de Passe, dit le Jeune (1638)1
Magdalena de Passe (1600-1638), enfant prodige née dans une famille d’artistes, s’est acquis une renommée internationale en adaptant de manière inventive des compositions connues, dans un style raffiné et fluide qui n’appartient qu’à elle. En plus d’avoir été une artiste accomplie, elle a été une mentore, une soignante et une femme d’affaires ambitieuse ayant demandé des brevets pour ses propres inventions.
Gravées vers 1620 d’après des compositions des artistes Paul Bril et Adam Willaerts, les estampes de paysages acquises par le Musée sont des pièces rares : il s’agit de premières impressions en pleine page, c’est-à-dire qu’elles ont été parmi les premières tirées et qu’elles n’ont jamais été découpées. Elles portent toutes les trois la mention très visible Magdaleena van de Pas fecit [« Magdalena de Passe a fait ceci »].
Biographie
Née à Cologne, Magdalena de Passe sera l’unique fille de Magdalena de Bock, une femme impressionnante qui mettra au monde au moins cinq enfants et vivra jusqu’à quatre-vingts ans, et de Crispijn de Passe, dit l’Ancien (1564-1637), estampier, dessinateur et imprimeur de grande réputation. Le couple de confession mennonite s’est rencontré à Anvers, ville qu’il a quittée pour Cologne en 1589 en quête de prospérité et pour échapper aux persécutions religieuses.2 C’est là qu’il fonde sa famille et vit à l’aise financièrement, jusqu’à ce qu’une nouvelle vague de persécutions force les de Passe à fuir pour s’installer à Utrecht. Magdalena a alors onze ans.
Simon de Passe, Portrait de Magdalena de Passe, 1630, estampe, 20,3 x 23,4 cm, Rijksmuseum
Aux Pays-Bas, Magdalena travaille comme assistante de son père à l’atelier, aux côtés de ses trois frères aînés, Crispijn, dit le Jeune (1594-1670), Simon (1595-1647) et Willem (1597/1598-1636/1637). Elle signe sa première estampe à quatorze ans, deux ans plus tôt que ses frères. Vers 1670, dans un dictionnaire des artistes, ceux-ci sont mentionnés simplement par leur nom, tandis que Magdalena y est décrite comme « une habile et renommée estampière3 ». Femme et célibataire, elle doit demeurer à l’atelier de son père pendant que ses frères voyagent pour veiller aux affaires de la famille à Paris, à Londres et à Copenhague.
Au fil du temps, Magdalena devient experte de nombreux genres et s’attire une reconnaissance particulière pour ses scènes allégoriques et ses paysages. Parmi ses œuvres les plus remarquables figurent notamment une délicate série d’estampes – qui accompagne une édition des Métamorphoses d’Ovide et que vante son frère Crispijn dans le poème cité en exergue – ainsi que La Mort de Procris, d’une grande virtuosité, réalisée en hommage à Pierre Paul Rubens (qu’elle admirait beaucoup et qu’elle a peut-être connu personnellement).
Vers 1620, elle commence à se spécialiser dans le paysage, un genre en pleine éclosion qui jouit d’un considérable attrait commercial. De fait, un inventaire datant de 1653 montre que la valeur de ses paysages a augmenté de 900 pour cent4 en l’espace de quelques décennies. Les trois œuvres dont il est question ici illustrent parfaitement la transition stratégique vers le paysage opérée par l’atelier de Passe, en même temps que l’approche audacieuse de sujets écologiques adoptée par Magdalena.
Paysage au cheval mangeant à l’écurie
Magdalena adapte cette gravure d’un dessin de Paul Bril, Mill on a Rock by a Ravine [« Moulin perché près d’un ravin »] (1599). Tout en reproduisant fidèlement la composition de Bril représentant une étable en haut d’un rocher avec un village en contrebas, elle transpose cet original, dessiné à l’encre et au lavis, en un réseau de marques et de traits, créant ainsi une atmosphère et un style qui lui sont propres. Par exemple, elle rend le feuillage plus dense et rehausse sa texture en gravant minutieusement des centaines de feuilles distinctes. Elle accentue également le contraste de l’image en juxtaposant des segments clairs et foncés selon la technique du clair-obscur.
Au centre, un arbre noueux dont l’ombre douce est formée d’un nuage de lignes d’une grande finesse attire le regard. Magdalena lui insuffle un dynamisme et une âme qui ne sont pas dans le dessin original en faisant ressortir les nœuds du tronc et les plis de l’écorce. Il est beaucoup plus difficile d’obtenir de tels effets de tonalité en gravure qu’en dessin ou en peinture. Ici, en effet, l’artiste fait preuve d’une grande maîtrise du burin (ciseau en forme de v) pour graver des traits présentant de subtiles variations de largeur et de profondeur.
Paysage aux voyageurs avec un âne
Cette fois encore, Magdalena emprunte son sujet à Bril, prenant pour point de départ le dessin intitulé A Castle in a Mountainous Landscape [« Château dans un paysage de montagne »]. Jouant sur le contraste, elle ajoute de la profondeur à la scène et traite les végétaux en véritables sujets. Sous son burin, les arbres grêles qui ondulent dans la brise se transforment en une cascade lyrique de branches d’un noir d’encre.
Elle prend aussi la liberté d’apporter à l’image des modifications subtiles, mais cruciales : alors que Bril représente le groupe avec l’âne de dos, en train de quitter la scène, Magdalena le positionne de profil. Se dessine alors une élégante silhouette révélant le visage du cavalier et le sabot levé de sa monture, qui rappelle les sculptures équestres et donne du mouvement à toute la scène.
Paysage au moulin et au berger se reposant avec un petit troupeau sous un grand arbre
Cette estampe, qui porte la marque délicate et veloutée caractéristique de l’artiste, est un paysage de campagne montrant un moulin à vent, des ruines et plusieurs personnages qui se déplacent le long d’une berge enherbée. L’œuvre désigne sa source comme étant une peinture d’Adam Willaerts (Adam Willeres pinxit [« Adam Willaerts a peint ceci »]), mais celle-ci n’a pas encore été retrouvée. Comme Willaerts est connu surtout en tant que peintre de marines et de scènes côtières, plutôt que de paysages, il est tentant d’envisager que Magdalena, au lieu de copier une composition existante, se soit servie de certains éléments de ses scènes maritimes pour produire un paysage de son cru. La représentation de villageois, au travail et au repos, traverse toute l’œuvre de Willaerts, et bon nombre de ses peintures comportent des variantes du moulin et des ruines qui figurent dans les estampes de Magdalena.
Historique de collectionnement
Il n’est pas certain que les trois estampes du Musée aient été conçues comme une série. Cependant, plusieurs points communs suggèrent qu’elles ont à tout le moins été créées et vendues ensemble. Ce sont trois paysages de même format, de même échelle et portant des inscriptions de même style. En outre, elles présentent dans la marge de gauche des trous de reliure identiques, ce qui indique presque certainement qu’elles ont été recueillies et reliées ensemble.
D’après la mention imprimée sur chacune, Comprevelege du Roy treschretien (« Avec le privilège du roi très chrétien »), il est probable qu’elles ont été produites pour la clientèle de Crispijn à Paris, où il tenait boutique depuis peu et où les estampes néerlandaises étaient très recherchées. Les œuvres de Magdalena sont décrites dans la vaste collection que possédait le pasteur et érudit français Michel de Marolles, collection qui a été vendue à Louis XIV en 16675. Il est possible que des versions de nos estampes aient fait partie de la collection royale, puisque seulement deux autres œuvres de Magdalena portent le privilège du roi de France.
Postérité
L’excellence de cette artiste ambitieuse rayonne bien au-delà de l’atelier de son père. En 1630, après avoir expérimenté la difficile technique consistant à imprimer sur étoffe des gravures réalisées sur plaque de cuivre, elle paraît devant les états généraux afin d’obtenir un brevet pour un nouveau produit : le bonnet de nuit imprimé6. Cet accessoire de mode masculine, destiné à être porté à la maison, était orné d’images populaires représentant notamment les grandes batailles de l’Empire néerlandais ou des figures politiques comme le roi de Suède, acclamé à titre de défenseur du protestantisme7. Magdalena, dont le réseau professionnel s’étendait aux communautés protestantes d’Allemagne, du Danemark et de Suède, était certainement très au fait du potentiel de son produit sur le marché international.
La carrière de Magdalena s’interrompt en 1634 lorsqu’elle épouse Frederick van Bevervoordt, qui meurt dix-huit mois plus tard. À son veuvage s’ajoute le deuil de sa mère, décédée peu après. La confluence de ces deux tragédies l’oblige à prendre soin de son père, avant de s’éteindre elle-même, quelques années plus tard, des suites d’une maladie inconnue. Elle avait trente-sept ans.
Ayant accompli de grandes choses au cours de sa courte vie, Magdalena de Passe continue de vivre dans les œuvres qu’elle a laissées, les poèmes qui chantent son talent et les vies qu’elle a transformées en tant que soignante et mentore. En effet, quand Anna Maria van Schurman, une jeune fille de Cologne, avait fait preuve d’un talent précoce, son père s’était empressé de la confier à la grande artiste, dont il disait qu’elle était « l’unique fille d’un graveur célèbre, qui grava avec autant de perfection que lui8 ». La brillante Anna Maria, érudite, artiste et militante, est reconnue comme la première femme à avoir suivi les cours d’une université européenne.
1 Crispijn de Passe, dit le Jeune, Les vrais pourtraits de quelques-unes des plus grandes dames de la chrestiente (1640). https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8612080g/f94.planchecontact, vue 94, s.p. [L’orthographe a été modifiée pour correspondre à l’usage contemporain.]
2 L’information biographique citée dans ce rapport est tirée de l’étude incontournable d’Ilja M. Veldman sur les archives de la famille de Passe, Crispijn de Passe and his Progeny (1564-1670): A Century of Print Production (traduit du néerlandais par Michael Hoyle, Rotterdam, Sound and Vision Publishing, 2001).
3 Joachim van Sadrart, Teutsche Academie (1668-1678), VII, p. 391. [Trad. libre de l’anglais]
4 Les inventaires de la famille indiquent que la valeur de quatre paysages de Magdalena est passée de 10 florins en 1639 à 90 florins en 1653. Cité dans Veldman, op. cit., p. 367.
5 Michel de Marolles, Catalogue de livres d’estampes et de figures en taille-douce, Paris, 1672, p. 25.
6 La Haye, Archives royales, Acten van de Staten-Generaal, 12304, fo 13v-14.
7 Pour de plus amples informations sur les bonnets de Magdalena, voir Nadine Orenstein, « Who Took the King of Sweden to Bed? », Print Quarterly 8, no 1 (1991), p. 44-47; Veldman, op. cit., p. 291-292; Amy Reed Frederick, « Reclaiming Reproductive Printmaking », dans Women Artists and Patrons in the Netherlands, 1500-1700, Amsterdam, Amsterdam UP, 2021, p. 153-154.
8 Veldman, op. cit., p. 295. [Trad. libre]