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7 mai 2024

Dans l’objectif de Lynne Cohen : des lieux qui ont « quelque chose à dire »

Lynne Cohen (1944-2014), Spa III (lit en aluminium), 1993, épreuve à la gélatine argentique, 8/10, 75 x 94,5 cm. MBAM, achat, fonds Michel Phaneuf

Artiste canadienne de réputation internationale, Lynne Cohen (1944-2014) est connue pour ses photographies percutantes qui mettent en lumière les compositions particulières et les détails étranges des lieux qui nous entourent. Grâce à la générosité d’Andrew Lugg, son mari, ainsi qu’au fonds Michel Phaneuf, le Musée a récemment accueilli dans sa collection quelques-unes de ses œuvres, dont trois sont présentées au niveau S2 du pavillon Jean-Noël Desmarais jusqu’au début du mois de juillet 2024.

Alexandrine Théorêt

Conservatrice adjointe de l’art moderne et contemporain international

L’acquisition de cet ensemble de photographies de Lynne Cohen nous a permis de consolider la présence de l’artiste dans notre collection. Nous disposons désormais d’un inventaire varié de ses sujets de prédilection – salles de classe, spas, peintures murales, salles d’attente – ainsi que d’un éventail de sa production, depuis les photographies qu’elle imprimait elle-même dans les années 1970 jusqu’à ses œuvres en couleurs de grand format des années 2000.

Le temps d’une conversation, Andrew Lugg évoque le travail de celle qui a été sa femme et dont il représente aujourd’hui la succession, tout en nous éclairant sur son parcours.

Lynne a étudié la sculpture et la gravure avant de se tourner vers la photographie au début des années 1970. Qu’est-ce qui a motivé ce virage selon vous? Pourquoi la photographie est-elle devenue son moyen d’expression privilégié?

Lynne disait qu’elle voulait sortir de l’atelier. Elle avait pratiqué la gravure en s’inspirant de ce qu’elle trouvait dans les catalogues publicitaires, et il lui semblait naturel de passer à la photographie pour explorer le monde extérieur. Elle n’a pas franchi ce pas faute de succès, puisqu’elle avait remporté le prestigieux prix Logan de l’Art Institute of Chicago en 1967 et que ses œuvres étaient déjà largement exposées. Il faut dire aussi qu’elle voyait la photographie comme une forme d’art moins précieuse que la gravure.

Lynne Cohen (1944-2014), Centre communautaire, Dorval, Québec, 1976, épreuve à la gélatine argentique, 19,5 x 24,6 cm. MBAM, don d’Andrew Lugg

À ses débuts, dans les années 1970, Lynne semble s’être concentrée sur les intérieurs domestiques, les résidences privées et les petites entreprises. Puis, dans les années 1980, elle s’est tournée vers les installations militaires, les laboratoires et autres lieux étranges et insolites. Qu’est-ce qui l’a incitée à prendre ce tournant?

C’est après avoir proposé ses services à une agence immobilière que Lynne a entrepris de photographier des intérieurs domestiques au début des années 1970. Elle se disait qu’en plus des images 35 mm destinées à l’agence, elle pourrait prendre une ou deux photos personnelles avec son appareil grand format par la même occasion. Elle a également réalisé quelques clichés de la résidence familiale et de la maison des voisins (qui n’a jamais été identifiée comme telle). En 1971, année où elle a entendu Walker Evans parler de sa pratique photographique, qu’elle admirait beaucoup, elle avait déjà élargi son répertoire thématique et travaillait avec un appareil 20 x 25 cm (8 x 10 po). Les installations militaires et les laboratoires sont venus plus tard. Lynne a été associée à tort au « nouveau mouvement topographique », qui s’intéressait aux milieux urbains. Elle avait des ambitions et des préoccupations bien différentes : elle a surtout photographié des intérieurs et n’a pas travaillé en série ou sur un seul sujet. Elle avait plusieurs sujets en chantier simultanément et les délaissait aussitôt qu’ils n’avaient plus, comme elle le disait, de secrets pour elle. Pendant assez longtemps, dans les années 1970, elle a eu une fascination pour les clubs réservés aux hommes (même si la vieille odeur de tabac la dégoûtait) et tentait d’en trouver dans chaque ville qu’elle visitait. Nous avons beaucoup voyagé à la recherche de choses à photographier, mais nos efforts n’étaient pas toujours fructueux. À cette époque et dans les années suivantes, Lynne était constamment à la recherche de lieux qui, d’après elle, avaient « quelque chose à dire ».

Lynne Cohen (1944-2014), Salle de tir I (Deux hommes d’affaires), 1990, épreuve à la gélatine argentique, 10/10, 76 x 97 cm. MBAM, don d’Andrew Lugg

Ces espaces, qu’ils soient domestiques ou institutionnels, sont investis d’un caractère singulier : certains en raison de leur architecture, d’autres à cause de détails incongrus, comme des accessoires ou des éléments de décor inhabituels. Comment Lynne les a-t-elle trouvés?

Lynne a beaucoup parlé de ses années comme sculptrice (1964-1967) et a continué à s’intéresser aux matériaux jusqu’à la fin de sa vie. De pair avec son intérêt pour les illustrations de catalogues publicitaires, cet attachement aux matériaux a marqué son œuvre. Elle est restée fascinée par le contreplaqué et le tapis à poil long (qu’elle détestait profondément), entre autres matières « photogéniques ». Ces matériaux l’attiraient et l’amusaient au plus haut point – tout comme les détails incongrus que vous mentionniez. Elle n’était pas une photographe documentaire qui s’efforçait de représenter du mieux possible les endroits où elle allait, mais elle recherchait des lieux énigmatiques ou insolites, révélateurs de notre propension à modeler l’environnement pour notre propre usage. Elle a souvent insisté sur le fait qu’elle cherchait moins à représenter le « monde objectif » que « ce qui était dans sa tête ». Et elle avait plusieurs méthodes pour trouver des lieux. Au début, elle parcourait les pages jaunes; plus tard, elle multipliait les recherches en ligne. Elle demandait aussi aux responsables des sites s’ils connaissaient d’autres endroits semblables, une stratégie particulièrement efficace dans le cas des établissements militaires et des laboratoires de recherche. Enfin, elle gardait l’œil ouvert. Je me souviens de l’avoir souvent vue disparaître pour explorer un endroit prometteur. Cela n’aboutissait généralement à rien, mais il est arrivé que ses démarches soient fructueuses. Elle avait un œil exceptionnel, ce que j’appelle une façon de regarder « de côté », et remarquait des choses que les autres, y compris moi-même, ne voyaient que dans le tirage définitif.

Intervenait-elle dans les scènes qu’elle captait? Modifiait-elle les lieux et ce qu’elle y trouvait?

Quand Lynne trouvait un endroit intéressant, elle le photographiait tout de suite, en ne prenant généralement qu’un seul cliché. Essentiellement, les lieux sont tels qu’elle les a découverts. Elle intervenait tout au plus pour retirer un objet sans importance, comme un mouchoir laissé par terre. Elle parlait des lieux qu’elle photographiait comme d’installations trouvées, de « ready-mades ». Contrairement à ce que pensait un critique new-yorkais, les décors de ses photographies n’étaient pas fabriqués. « Je ne pourrais jamais, disait-elle. Ce serait beaucoup trop dispendieux. »

Lynne Cohen (1944-2014), Bureau de prêt, Louisville, Kentucky, 1973, tirage 1979, épreuve à la gélatine argentique, 50,7 x 60,8 cm. MBAM, achat, fonds Michel Phaneuf

Les photographies de Lynne jouent fréquemment sur le thème de la mise en abyme, ou de l’image dans une image. On y trouve des murales et des représentations de paysages, de forêts, d’animaux ou de personnes qui ne figurent que très rarement dans ses œuvres. Comment abordait-elle cette dimension de son travail?

Il s’agit effectivement d’un aspect important. Elle parlait souvent de la façon dont l’extérieur s’immisce dans l’intérieur. Il n’y a jamais d’êtres humains, rien que des traces de leur présence, ainsi que des silhouettes et des mannequins (et il y en a beaucoup). Mais c’est tout. J’ignore d’où venait son intérêt pour les murales et autres éléments du genre, mais comme vous le dites, ils ont indéniablement capté son attention et sont caractéristiques d’un large pan de son travail. Il est possible qu’elle ait lu à propos des édicules présents dans la peinture baroque et qu’ils aient été pour elle un objet de fascination. L’idée d’une maisonnette contenue dans une grande maison lui plaisait beaucoup. Je pense aussi qu’elle savait, peut-être instinctivement, que le fait d’intégrer des gens dans l’image détournerait l’attention de ce qui l’intéressait le plus, à savoir l’arrière-plan et l’apparence physique des lieux.

Lynne Cohen (1944-2014), Salle d’exposition de la place Bonaventure, Montréal, Québec, 1977, épreuve à la gélatine argentique, 1/20, 50,4 x 60,5 cm. MBAM, don d’Andrew Lugg

Qu’en est-il des titres que Lynne donnait à ses œuvres? La plupart sont génériques, parfois même trompeurs, puisqu’ils ne reflètent pas fidèlement ce qu’il y a dans l’image.

Lynne a beaucoup réfléchi à cette question. À ses débuts comme photographe, elle intitulait ses œuvres selon le lieu et la date, ce qui a donné par exemple Salle d’exposition de la place Bonaventure, Montréal, Québec. Je crois que c’est dans les années 1980 qu’elle a commencé à leur donner des titres plus génériques, inscrits au pochoir sur le passe-partout. L’une d’elles s’intitule Corridor; d’autres, Salle de classe ou Spa. Si elle a procédé ainsi, c’est parce qu’elle voulait, je crois, que son œuvre soit classée « dans le style documentaire », comme le disait Walker Evans, plutôt que comme « photographie documentaire ». Plus tard encore, elle a complètement cessé de titrer et de dater ses œuvres, ce qui a compliqué considérablement nos efforts de production d’un catalogue numérique. Comme cette décision était problématique pour ses galeristes, qui devaient être en mesure d’identifier ses œuvres, elle leur a fourni des « titres cachés », qui, sans surprise, ne sont pas restés cachés bien longtemps. Dans les vingt dernières années de sa vie environ, elle attribuait à ses œuvres la mention « Sans titre », accompagnée d’un titre plus descriptif, ce qui a donné par exemple Sans titre (Nicotina).

Lynne Cohen (1944-2014), Salle de classe VIII (Pièce grise), 1993, tirage 1994, épreuve à la gélatine argentique, 5/10, 74,4 x 92,8 cm. MBAM, don d’Andrew Lugg

Vous parliez tout à l’heure de l’amusement de Lynne devant les détails qu’elle décelait dans les espaces qu’elle photographiait. Je crois aussi percevoir une touche d’esprit dans certains de ces titres cachés, dont quelques-uns m’apparaissent comme des surnoms. Deux œuvres, La fontaine de Duchamp et Agneau mystique, me viennent spontanément en tête. L’humour avait-il une place dans son œuvre?

Vous touchez un point important. L’humour dans son œuvre passe souvent inaperçu. Lynne ne cherchait pas à être drôle, quoiqu’elle ait pu l’être au sujet de ses photographies. Le terme « esprit » que vous employez est plus juste. Lynne aspirait à ce qu’on appelle parfois la « comédie ». Son regard ironique sur le monde m’a toujours intrigué et impressionné. Elle trouvait beaucoup de choses amusantes, même celles qui ne l’emballaient pas. La manière dont un char de combat ressemble à un jouet, par exemple. C’était ancré profondément en elle. Elle était animée par de fortes convictions, mais ne voyait pas le besoin d’assommer les gens avec ce qu’elle pensait. Ce qui m’intéresse, moi, c’est la façon dont sa personnalité s’insinue dans son œuvre. Ses photographies nous renseignent sur le type de personne qu’elle était, mais je ne peux pas dire exactement comment. Le fait que je n’arrive pas à mettre le doigt dessus fait peut-être partie de la réponse. Ses titres sont révélateurs, comme vous dites. Ils attirent l’attention parfois sur un objet de curiosité, parfois sur un objet d’affection ou de respect. Quoi qu’il en soit, Lynne évitait toujours les titres prétentieux ou pompeux. Ça aussi, je pense, faisait partie de son humour.

Lynne ne s’est pas tournée vers la photographie couleur avant la fin des années 1990. Quel rôle la couleur a-t-elle joué dans son corpus, jusque-là exclusivement en noir et blanc?

Lynne a adopté la couleur beaucoup plus tardivement que la majorité de ses pairs. Dans les années 1990, elle réalisait de grands tirages en noir et blanc (par exemple, des 75 x 100 cm), un format auquel elle s’est limitée pendant la majeure partie de la décennie. La précision et l’absence de grain ont toujours été importantes pour elle; elle voulait que ses grands formats soient aussi nets que ses premiers tirages contact de 20 x 25 cm, ce qui n’était pas possible, comme elle l’a découvert, avec les grands formats couleur à l’époque. Comme plusieurs photographes de sa génération, elle était aussi une fervente adepte du noir et blanc. Ce n’est que lorsqu’elle a pu réaliser des tirages « parfaits » en couleurs qu’elle a commencé à en faire. Elle y a travaillé en secret des années durant avant d’en avoir suffisamment dont elle était satisfaite pour organiser sa première exposition. C’était en 1999. Mais avant cela, la couleur n’était pas complètement absente de son œuvre : dans les années 1980 et 1990, elle a présenté des photographies en noir et blanc dans des cadres colorés. Je lui disais alors qu’elle avait quelque chose à aller chercher avec la couleur, mais elle n’était pas convaincue. Il a fallu qu’elle prenne conscience du manque de fidélité des tirages couleur et de la présence d’un mystère à sonder pour qu’elle prenne le virage et s’y mette exclusivement. Même si elle n’a jamais perdu son amour pour le noir et blanc, c’était, en ce qui concerne son œuvre, de l’histoire ancienne au début des années 2000. Et le passage à la couleur s’est fait tout naturellement. Je me souviens d’une exposition au début des années 2000 qui réunissait des œuvres en noir et blanc et de nouvelles œuvres en couleurs. On voyait à peine la différence!

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