De San Agustín à Montréal : le parcours exceptionnel d’une figure de pierre
Être à traits félins et humains (détail), Colombie, haute vallée du Magdalena-San Agustín, 100-900 EC, pierre, 110 x 70 x 40 cm. Museo del Oro, Banco de la República, Bogotá. Photo Museo del Oro, Banco de la República
À l’affiche jusqu’au 1er octobre 2023, l’exposition L’univers au creux des mains : pensées et splendeurs de la Colombie autochtone est la plus importante exposition d’art de la Colombie à être présentée à l’extérieur de ce pays. Elle vous propose notamment de faire la connaissance d’un être hybride impressionnant. Bien loin de sa terre natale, il est en quelque sorte un ambassadeur de ses comparses de pierre et des personnes qui ont croisé son chemin au fil des siècles. Afin de nous aider à mieux le comprendre, Erell Hubert nous présente ici le contexte dans lequel il a été créé et nous raconte l’histoire de son arrivée jusqu’à nous.
Ce personnage fait partie d’un vaste ensemble de statues qui ont été sculptées dans la haute vallée du fleuve Magdalena, durant le premier millénaire de l’ère commune (période régionale classique, 100-900 EC). À l’époque, la population locale construisait des monticules funéraires formés par un corridor en dalles de pierre recouvert de terre. Les sculptures comme celle en visite à Montréal étaient placées à l’intérieur de ces tombes, souvent à l’entrée ou de part et d’autre du corridor central. La plus forte concentration de tombes mégalithiques se trouve dans une zone d’environ 300 km2 à proximité des municipalités d’Isnos et de San Agustín, ce qui explique pourquoi on décrit souvent ces sculptures comme appartenant au style ou à la culture « San Agustín »1.
Sculptures gardant des tombes mégalithiques à San Agustín. Photo © Museum Associates/LACMA, Julia Burtenshaw
Chaque monticule, ou groupe de monticules, était entouré de structures domestiques et contribuait peut-être à ancrer les communautés dans leur territoire en établissant un lien physique entre secteurs d’habitation et secteurs funéraires2. En raison de l’effet destructeur du pillage des tombes mégalithiques, mais aussi du sol acide qui nuit à la préservation des ossements, nous avons très peu d’information sur l’identité des personnes qui y sont enterrées3. Beaucoup plus élaborées que les simples fosses funéraires également retrouvées dans la région, ces tombes semblent avoir été réservées à des personnes qui possédaient un statut important au sein de leur communauté. Le statut ne semblait pas reposer sur l’accumulation de richesses, mais possiblement sur le savoir détenu par certaines personnes et la capacité de celles-ci à communiquer avec les ancêtres et les forces surnaturelles peuplant le cosmos4.
Quelque 500 statues ont été dénombrées à ce jour5. Chacune est unique, mais présente certains traits communs avec ses semblables. Les figures San Agustín sont monolithiques, sculptées dans des pierres volcaniques locales, et étaient enterrées dans les tombes. Elles représentent souvent des personnages en position frontale et à la tête surdimensionnée par rapport au corps6. Ces sculptures étaient aussi polychromes, mais les pigments minéraux jaunes, rouges, noirs et blancs utilisés ont depuis souvent disparu7. Sur le plan iconographique, les divers êtres humains, animaux ou hybrides représentés ont fait l’objet de multiples interprétations, notamment en référence à des pratiques chamaniques et à la conception du cosmos des peuples autochtones de la Colombie8. La sculpture exposée au MBAM est particulièrement typique du style San Agustín, avec sa forme anthropomorphe et ses crocs de félin. Les crocs indiquent possiblement un processus de transformation de l’humain à l’animal, et les grands yeux ronds, la consommation de substances psychotropes facilitant cette métamorphose.
Être à traits félins et humains, Colombie, haute vallée du Magdalena-San Agustín, 100-900 EC, pierre, 110 x 70 x 40 cm. Museo del Oro, Banco de la República, Bogotá. Photo Museo del Oro, Banco de la República
Vers la fin du premier millénaire, les habitantes et habitants de la haute vallée du Magdalena traversent une période transitoire et cessent de produire des sculptures monumentales en pierre. Les tombes mégalithiques de San Agustín sont mentionnées pour la première fois par écrit par le frère Juan de Santa Gertrudis, qui relate leur ouverture et le pillage de leur contenu lors de son passage dans la région en 1757. Tout au long du 19e siècle, plusieurs expéditions scientifiques passent dans la région, mais il faudra attendre les travaux de l’ethnologue Konrad Theodor Preuss en 1913-1914 pour que s’amorcent de véritables fouilles archéologiques9.
Avant même ces premières fouilles, en 1906, le président Rafael Reyes demande le transfert de deux statues à Bogotá, dont celle dont il est principalement question dans cet article. Elles seront présentées lors de l’Exposición Agrícola e Industrial de 1907 et dans l’exposition marquant le centenaire de l’indépendance de la Colombie en 191010. Ces événements avaient notamment pour objectif de promouvoir l’unité et la fierté nationale, mais ils ne faisaient pas mention des peuples autochtones et de leurs réalisations anciennes ou contemporaines11. Installées dans le Parque de la Independencia sans contextualisation précise, les statues de San Agustín avaient probablement été choisies en raison de leur monumentalité, dans le but d’exalter la gloire du pays. Elles resteront dans ce parc jusqu’à leur transfert au Museo del Oro, en 196812.
Sculpture de San Agustín dans le Parque de la Independencia, Bogotá, 1936. Biblioteca Luis Ángel Arango del Banco de la República. Archive photographique de Gregorio Hernández de Alba
Depuis le début du 20e siècle, plusieurs instituts, lois et musées ont été créés pour favoriser la recherche archéologique et la protection du patrimoine de la Colombie13. Au-delà de cet intérêt national, les œuvres ont aussi une importance locale. Dans le sud-ouest de la Colombie, des peuples autochtones comme les Nasa ont longtemps maintenu une certaine distance, voire une relation de méfiance, par rapport aux sites et aux œuvres archéologiques. Cette attitude est probablement liée en partie à l’influence de l’Église catholique, en particulier à ses campagnes « d’extirpation de l’idolâtrie ». Elle tend toutefois à changer aujourd’hui grâce aux efforts de plusieurs communautés autochtones pour se réapproprier les œuvres des ancêtres qui ont marqué l’histoire de leur territoire14.
Les musées et les archéologues, qui ont trop souvent participé au discours tendant à séparer le passé du présent, ont leur rôle à jouer dans la mise en valeur et la réactualisation des œuvres créées il y a plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires. Cela passe entre autres par la collaboration avec des partenaires autochtones, approche adoptée dans l’exposition. L’être hybride qui nous rend visite à Montréal a été séparé, il y a plus de cent ans, de la ou des personnes qu’il était destiné à accompagner, mais il continue de nous parler de son territoire et des êtres humains et non humains qui l’habitaient et qui y sont encore aujourd’hui.
Vue de l’exposition L’univers au creux des mains : pensées et splendeurs de la Colombie autochtone. Photo Thibault Carron
Pour en savoir plus sur L’univers au creux des mains : pensées et splendeurs de la Colombie autochtone
Lisez l’article publié à l’occasion de l’ouverture de l’exposition. Signé par Erell Hubert, responsable de la présentation montréalaise, il retrace l’historique de ce projet hors du commun et donne un avant-goût du parcours original qui le caractérise.
L’univers au creux des mains : pensées et splendeurs de la Colombie autochtone
3 juin – 1er octobre 2023
Crédits et commissariat
Une exposition organisée par le Los Angeles County Museum of Art, le Museum of Fine Arts, Houston, ainsi que le Museo del Oro et l’Unidad de Artes y Otras Colecciones de la Banco de la República, Colombie, en collaboration avec le Musée des beaux-arts de Montréal. Sa présentation a été rendue possible en partie grâce à une importante subvention de la National Endowment for the Humanities: Democracy demands wisdom. Les conclusions, recommandations et points de vue formulés dans cette exposition ne reflètent pas nécessairement l’opinion de la National Endowment for the Humanities.
Le commissariat est assuré par Diana Magaloni, directrice adjointe, directrice et conservatrice Dr. Virginia Fields – Art of the Ancient Americas, directrice de la conservation, LACMA; Julia Burtenshaw, conservatrice associée – Art of the Ancient Americas, LACMA; María Alicia Uribe Villegas, directrice, Museo del Oro, Banco de la República, Colombie; et Rex Koontz, conservateur consultant, Museum of Fine Arts, Houston. Erell Hubert, conservatrice de l’art précolombien, MBAM, est responsable de la présentation montréalaise.
Le Musée souligne la collaboration de l’Ambassade de Colombie au Canada et souhaite remercier les mécènes de l’exposition, la Fondation Famille Le Blanc et Claude Dalphond. Il reconnaît l’apport essentiel de son commanditaire officiel, Peinture Denalt, et de ses partenaires médias, Bell, La Presse et Montreal Gazette.
L’exposition L’univers au creux des mains : pensées et splendeurs de la Colombie autochtone a été réalisée en partie grâce au soutien financier du Conseil des arts de Montréal et du gouvernement du Québec. Les grandes expositions du Musée bénéficient de l’appui financier du fonds Paul G. Desmarais et de celui des donatrices et donateurs des Cercles philanthropiques de la Fondation du MBAM.