Entrevue avec Flore Laurentienne
Mathieu David Gagnon (Flore Laurentienne). Photo Maude LM
Du 28 novembre au 2 décembre 2023, le MBAM accueille pour la première fois de son histoire un compositeur en résidence. Durant cette période, le public pourra être aux premières loges du processus de création de Flore Laurentienne, le projet musical de Mathieu David Gagnon. Ce dernier travaillera dans une salle du Musée, entouré d’œuvres de Jean Paul Riopelle (1923-2002) qu’il a choisies pour leur profondeur et leur dimension paysagiste. Cette résidence servira par ailleurs de prélude à un concert offert au printemps 2024 à la Salle Bourgie.
Stéphane Aquin
Emmanuelle Christen
Mathieu David Gagnon a obtenu un baccalauréat à la Faculté de musique de l’Université de Montréal, puis a poursuivi sa formation au Conservatoire d’Aubervilliers, en région parisienne, et au Conservatoire de Bordeaux. Son approche, qu’il qualifie lui-même de « classique progressive », gagne la faveur du public alors que la musique instrumentale grandit en popularité. Fondée sur les bases de la composition classique, la musique de Flore Laurentienne se démarque par une instrumentation moderne, tout en se situant au carrefour de la pop et du rock.
Tout comme Riopelle, Gagnon manifeste un penchant pour la nature et une affection particulière pour le fleuve Saint-Laurent et le paysage laurentien, qu’il admire quotidiennement depuis les hauteurs du Kamouraska, où il vit. En conversation avec Stéphane Aquin, directeur général du MBAM, il nous explique le rapport qu’il entretient avec l’œuvre du célèbre peintre et nous parle plus généralement de sa pratique, de ses sources d’inspiration et de son lien avec le public, qu’il invite à être témoin de sa démarche de composition au cœur du pavillon Claire et Marc Bourgie du Musée.
Qu’est-ce qui t’a motivé à vouloir faire une résidence au Musée?
Il y avait beaucoup d’arts performatifs dans les musées au cours des années 1960. D’ailleurs, une des premières fois où les synthétiseurs Moog ont été utilisés pour une performance, c’était dans un musée américain, en 1969, je crois. C’est aussi l’idée de rapprocher la création musicale et les beaux-arts et de, justement, pouvoir « performer » au cœur de ces œuvres-là. Quand je dis « au cœur », je veux dire de les avoir, les vraies, autour de moi.
C’est vrai que certains décors de musée remplis de toiles se prêtent bien à la prestation musicale…
Le plan, au départ, c’était d’interpréter les œuvres que j’avais déjà écrites dans la salle Riopelle, pour le balado Dépeindre Riopelle de Radio-Canada. Je voulais simplement jouer ces pièces-là devant les toiles. Et finalement, l’aspect résidence de création est vite apparu dans le portrait. L’idée de prendre le temps d’être là, avec mes instruments, m’inspire beaucoup… Je peux simplement être assis au Musée à me nourrir des œuvres, puis tranquillement, ça mûrit, et ça prend généralement la forme de petits tableaux musicaux.
Plusieurs peintres travaillent dans un environnement sonore. Ils peignent en écoutant de la musique. Mais là, c’est l’inverse. Tu te mets au cœur d’un environnement visuel extrêmement intense.
Oui. Et j’ai choisi la disposition aussi pour que, d’un côté, j’aie Autriche III, et de l’autre, les plus belles estampes de la série « Feuilles ». Donc, ce sont vraiment les œuvres et les périodes que je préfère… Je suis très gâté. Ça pourrait devenir le projet de ma vie!
Mathieu David Gagnon (Flore Laurentienne), devant l’œuvre Autriche III, 1954, de Jean Paul Riopelle (1923-2002). MBAM, achat, legs Horsley et Annie Townsend. © Jean Paul Riopelle / CARCC Ottawa 2023. Photo Sarah Seené
Est-ce le premier projet de cette nature pour toi?
Absolument. J’ai besoin de m’imposer des limites dans ma création, parce que, autrement, je deviens submergé par les idées et les pistes… C’était vraiment un beau terrain de jeu, donc, de me dire : « Voici un tableau, créons une pièce qui le représente. » Et l’idée du tableau est vraiment très intéressante, parce que dans la musique, habituellement, on construit une pièce avec une forme – généralement, c’est la partie A. Ensuite, on va à une partie B, puis on revient à une partie A légèrement modifiée avant d’aller à une partie C. Mais dans une création qui est directement liée à un tableau, il n’y a pas cette nécessité de construire une pièce musicale avec des parties. On peut simplement composer un moment musical qui représente ce flash, ce déclic, cet arrêt sur image que représente le tableau. Donc, ça me laissait vraiment libre dans la durée, d’autant plus que les pièces sont souvent cycliques. C’est le même matériel qui se développe et se transforme, mais qui reste basé sur les mêmes éléments. C’est comme ça que j’ai construit les pièces, parce que je trouvais que c’était la meilleure façon de représenter un tableau en musique.
Revenons justement au choix des œuvres : tu as parlé d’Autriche III, il y a aussi Vent traversier, Gravité, L’étang – Hommage à Grey Owl, sans oublier les estampes de la série « Feuilles ». Tu voulais avoir cette densité plastique autour de toi… La série « Feuilles », faite avec de vraies feuilles d’arbre qui évoquent la densité de la forêt, est très touffue. Peux-tu nous en dire plus sur ton processus de sélection?
Mon inspiration première, avec le projet musical Flore Laurentienne, c’est la nature. Et je sais que Riopelle en était très proche aussi, ça se sent dans son œuvre… Dans la série « Feuilles », ma préférée, c’est de loin Feuilles IV. Je pense que c’est parce qu’on voit très bien les différentes strates de l’œuvre. C’est une technique qu’utilisait beaucoup Riopelle, et que j’utilise moi-même dans ma musique. Dans cette forme « d’orchestration », on a un premier fond sur lequel on vient mettre une autre couche qui ne doit pas être de même nature que la première, sinon elles risquent de se mêler, de ne pas être distinctes. La troisième doit aussi être différente pour qu’on puisse voir les trois couches en même temps, mais qu’elles ne fassent qu’un tout.
Jean Paul Riopelle (1923-2002), Feuilles IV, 1967. MBAM, don d’Yvon M. Tardif, M.D. © Jean Paul Riopelle / CARCC Ottawa 2023. Photo MBAM, Jean-François Brière
Le meilleur exemple, justement, c’est Feuilles IV, parce qu’on a le vert au fond, qui est un superbe vert, et on a les feuilles. Puis, par-dessus, il y a une espèce de brouillard assez dense d’encre noire, mais on perçoit très bien les trois couches. Je l’ai représenté en musique par un concept très simple : j’ai évoqué les feuilles par une mélodie consonante simple, et tranquillement… il y a une autre couche musicale qui s’installe pour représenter la couche d’encre, qui est un peu chaotique et abstraite. Donc, le bruit représente le chaos qu’il y a dans l’œuvre. J’ai aussi pris la mélodie qui évoquait les feuilles, je l’ai entrée dans un séquenceur, et je l’ai fait jouer dans un ordre aléatoire. Plus la pièce avance, plus elle se transforme, mais ça reste le même « matériau musical ».
Il y a effectivement une véritable équivalence plastique entre la manière qu’avait Riopelle de stratifier sa composition en couches, et la manière que tu as de composer la musique. Une autre pièce que tu as composée, c’est sur Autriche III. Et là, c’était plutôt par un balayage du tableau, dans une optique temporelle, de la gauche vers la droite…
Oui! C’est une des seules pièces que j’ai construites de cette façon, par une lecture du tableau de gauche à droite, le blanc représentant le silence, et les couleurs… plus c’est foncé, plus ça va vers la densité musicale et le spectre des fréquences. Donc, si on part de la gauche, on a une masse qui se transforme rapidement en un filet traversant une zone blanche, mais il y a réellement un fil conducteur qui traverse cette zone pour s’agrandir et aller vers le spectre complet.
Jean Paul Riopelle (1923-2002), Autriche III, 1954. MBAM, achat, legs Horsley et Annie Townsend. © Jean Paul Riopelle / CARCC Ottawa 2023. Photo MBAM, Denis Farley
C’est un peu comme si tu avais vu la toile elle-même comme la représentation d’une onde sonore…
Oui, mais à plus grande échelle, c’est-à-dire dans l’évolution du matériau musical. C’est un accord de guitare qui est l’élément principal. Mais je pense que le silence qu’il y a entre les accords est plus important que l’accord en tant que tel. Et puis, il y a quatre notes de base qui évoluent dans une manipulation presque picturale du son.
Revenons maintenant à la résidence. Tu vas être au Musée du matin au soir, tu vas jouer certaines pièces que tu as déjà composées, tu vas, par moments, ne rien faire, seulement être là. Et tu vas aussi improviser ou essayer des choses, n’est-ce pas? Comment envisages-tu tout ça avec un public devant toi?
J’ai l’habitude de faire des spectacles et de participer ensuite à des séances de questions-réponses avec le public. Je pense que la présence des gens sera intéressante aussi, parce que, inconsciemment, ça va influencer certaines pièces. J’ai envie également qu’il y ait toujours un son dans la salle pour le public. C’est souvent la manière dont je travaille : je fais des boucles que je laisse rouler même quand je ne suis pas là, quand je me promène dehors, par exemple. Ça me donne un autre point de vue sur ce matériel musical. Quand je reviens, je l’ai entendu d’une autre façon et j’ai eu le temps d’y penser.
J’aimerais t’amener sur un autre terrain : celui des influences musicales de ton œuvre, d’une manière plus large. Le fait d’utiliser un synthétiseur Moog, de t’inspirer, par exemple, des compositions de l’album Ummagumma de Pink Floyd… Il y a, ici et là, des références qui nous indiquent que la fin des années 1960 et le début des années 1970 sont une période clé pour toi – que l’expérimentation avec des instruments qui étaient nouveaux à cette époque a quelque chose d’important dans ta démarche.
C’est effectivement une période très importante pour moi. Mes instruments préférés ont tous été inventés et mis sur le marché vers le milieu des années 1960 : les synthétiseurs, les pianos électriques… Je pense aussi que le contexte politique et l’intérêt des gens pour la musique ont contribué au foisonnement créatif de l’époque. Il y avait une ouverture du public pour des musiques pop un peu plus expérimentales. The Dark Side of the Moon, de Pink Floyd, est un des albums les plus vendus de tous les temps alors qu’il est plein d’expérimentations en studio, de longueurs… C’est comme si on avait le droit de faire ça avant, alors qu’aujourd’hui, il faut que ça parte tout de suite, bang, let’s go! C’est vraiment la guerre de l’attention, il n’y a plus de place pour les créations qui prennent le temps de se poser.
Mais moi, j’ai grandi en écoutant ce genre de musique. Dans In the Court of the Crimson King, le premier disque de King Crimson, il y a la guitare de Robert Fripp, mais ce sont un Minimoog et un Mellotron qui font une grosse partie de l’accompagnement musical. C’est cette texture-là qui m’a hanté pendant mon adolescence. Et puis, c’était aussi une époque où Internet n’existait pas. Il n’y avait pas moyen de savoir quels instruments faisaient quoi : quel était cet orgue qui ne sonnait pas comme un orgue d’église, mais que tous les groupes de rock progressif utilisaient? J’ai finalement compris que c’était un orgue Hammond dans une cabine Leslie. Tous ces instruments figurent dans ma création. Dans les pièces qui ont été écrites sur les œuvres de Riopelle, il y a de l’orgue Hammond, il y a du Moog, il y a du piano électrique, il y a de l’écho à ruban… Toutes les couleurs que j’aime, qui ont marqué mon apprentissage musical, qui font partie de moi.
Mathieu David Gagnon (Flore Laurentienne). Photo Sarah Seené
Au-delà de l’extraordinaire qualité sonore des instruments, y a-t-il quelque chose de cette période, de ce moment social, révolutionnaire, de l’utopie de l’époque, qui te parle aujourd’hui?
Je pense que ce qui me lie à ce mouvement « contre-culturel », c’est l’idée de briser les frontières, de faire tomber les barrières entre les styles musicaux. Récemment, après un concert, trois musiciens sont venus me voir pour me dire qu’ils avaient reconnu plusieurs styles dans ma création. Ils ont entendu de l’ambient japonais, du Brian Eno, de la musique électronique moderne, de la musique classique, baroque, du romantisme, du rock progressif… C’est en faisant de tels amalgames qu’on crée de nouveaux styles et qu’on peut entraîner une sorte de mouvement. C’est ce qui est arrivé dans les années 1960. Je pense que ça vient beaucoup des Beatles, qui ont eu accès à une foule de techniques musicales, qui ont expérimenté aussi avec les drogues pour ouvrir leur esprit. Et puis Pink Floyd est arrivé… Ce qui est très drôle, c’est que le groupe était en train d’enregistrer son premier disque quand les Beatles enregistraient Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band – c’était en 1967 – dans les mêmes studios. Et il paraît que les membres de Pink Floyd allaient voir ce qui se passait dans le studio où les Beatles enregistraient! Et puis, à son tour, Pink Floyd a fait naître d’autres groupes, d’autres styles, d’autres courants…
Je ne peux pas m’empêcher de penser au parallèle avec Riopelle dans tout ce que tu dis; Riopelle qui était dans la contre-culture à sa manière, qui explorait, depuis le moment automatiste, et se lançait dans l’inconnu. D’autres le suivaient dans des voies d’abstraction qui étaient totalement nouvelles à l’époque, expérimentaient avec les techniques, également. C’est sans doute le lien que je vois aussi, outre la nature. La liberté, en fait.
Et la discussion, aussi, avec ses contemporains, parce que c’est très rare d’être seul dans son courant, on croise toujours plein de personnes qui nous influencent. J’imagine que ça a été le cas pour lui aussi.
Flore Laurentienne en résidence au MBAM
28 novembre – 2 décembre 2023
Salle Jean Paul Riopelle
Pavillon Claire et Marc Bourgie – niveau S1
Une résidence-performance organisée par le Musée des beaux-arts de Montréal.
Sélection des œuvres : Mathieu David Gagnon, en collaboration avec Stéphane Aquin
À la suite de cette résidence, un concert d’envergure sera donné à la Salle Bourgie le samedi 23 mars 2024.