Entrevue avec Françoise Sullivan
Françoise Sullivan. Photo Clara Houeix
Peintre, sculptrice et pionnière de la danse moderne au Canada, Françoise Sullivan a célébré son centenaire cette année. Du 1er novembre 2023 au 18 février 2024, elle présente au MBAM une sélection de peintures récentes de grand format dans lesquelles elle poursuit son exploration des thèmes immémoriaux du mouvement et de la lumière. Celles-ci sont mises en résonance avec des pastels, des peintures, des photographies et des sculptures issues de la collection du Musée. Directeur général du MBAM et cocommissaire de l’exposition, Stéphane Aquin entretient une grande complicité avec cette artiste extraordinaire depuis de nombreuses années. Il est allé la rencontrer dans son atelier, le temps d’une conversation sur sa vaste carrière et sur ses inspirations pour cette nouvelle exposition.
Stéphane Aquin
Emmanuelle Christen
Née à Montréal en 1923, Françoise Sullivan a marqué l’histoire de l’art par son apport majeur à la danse moderne au Canada et par sa signature du Refus global en 1948, à titre de membre du groupe des automatistes aux côtés de Paul-Émile Borduas. Elle fait également figure de pionnière au Québec pour son habileté exceptionnelle à passer d’un moyen d’expression à un autre, que ce soit de la peinture à la performance ou de la sculpture à la photographie. Ce goût du risque et de la découverte se traduit aujourd’hui dans la rigueur qui caractérise son rapport quotidien à l’atelier : l’artiste centenaire se présente encore tous les jours devant ses toiles, curieuse d’y voir affluer les gestes, les rythmes, les couleurs et les formes.
Peux-tu me parler de ton travail d’atelier? Tu vis sur la même rue, tu viens ici presque tous les jours… Te mets-tu tout de suite au travail ou est-ce que tu médites, tu regardes tes toiles?
Généralement, je me mets au travail.
Tout de suite. Tu attaques et tu laisses la peinture te dicter où aller?
Oui. Certaines œuvres ont été faites et refaites plusieurs fois avant que j’en sois satisfaite… Par contre, graduellement, c’est presque d’un jet.
Parle-nous des titres de ces œuvres.
Les titres me sont venus un peu plus tard, pas sur le moment. J’ai pensé à l’été qu’on a eu, aux pluies torrides, terribles… Les feux de forêt, les nuages qui viennent et qui repartent et qui reviennent continuellement…
Je me souviens même d’une tempête très forte. C’était au milieu de la nuit, j’étais dans mon lit, à la campagne, et je voyais les éclairs par les fenêtres dans la toiture de l’atelier. Et franchement, le matin, quand je me suis réveillée, j’étais contente d’être encore là!
Alors, ça m’est venu, des titres comme L’Annonciateur des Lunes; Océans et montagnes!; Tes éclairs m’éblouissent; Sous les vapeurs d’un volcan, un souffle flottait…
C’est de la vraie littérature! Chacun de ces titres évoque un monde d’une très riche poésie. Un peu surréaliste. Mais le tout se lit comme un poème…
Si je reviens à cette exposition, qu’on ouvre très bientôt au Musée, que voudrais-tu que les gens retirent de cette expérience?
Ils vont lire le petit texte qui accompagne chaque œuvre et ils vont peut-être essayer d’y trouver un sens. Peut-être qu’ils n’en trouveront pas… Mais j’espère qu’ils vont regarder la façon dont chaque tableau a été fait.
Dans l’exposition, il y a Hommage à Paterson, un tableau qu’on a montré il y a vingt ans, lors de ta rétrospective au MBAM. Peux-tu nous parler de cette œuvre monumentale?
Je voulais réaliser une très grande œuvre, à la main, toute seule, sans personne pour m’aider. J’avais un escabeau, mais il n’était pas assez haut pour tout faire. Alors j’ai quand même dû demander à Francis, mon fils, de venir m’aider : on descendait la toile, on la tournait, on la remontait… Et comme ça, j’ai pu travailler à partir du sol.
Françoise Sullivan (née en 1923), Hommage à Paterson, 2003, acrylique sur toile (diptyque), 348 x 574 cm. Collection de l’artiste. © Françoise Sullivan / CARCC 2023. Photo Guy L’Heureux
Tu voulais faire cette œuvre-là seule, alors que tu avais déjà quatre-vingts ans…
Oui! J’étais en forme!
Tu l’es encore! Pourquoi voulais-tu que cette œuvre – Hommage à Paterson – soit dans cette nouvelle exposition? La vois-tu comme une œuvre fondatrice, comme une sorte de repère dans ta création?
Je pense que oui. Et puis elle est en deux parties, qu’on met ensemble. Il y a une partie qui est très unie, tandis que l’autre semble divisée en quatre espaces. Et je me suis dit : « Mais, ça représente mes fils. »
Les quatre fils que tu as eus avec Paterson Ewen, qui était ton mari… Donc, cette œuvre revêt une très grande importance personnelle…
Oui. Et c’est cette année-là qu’il est décédé.
Donc une œuvre et une date importantes. Un vrai repère. Mais depuis, tu n’as pas cessé de travailler. Comment vois-tu le fait de revenir au Musée après vingt ans, pour y présenter ton travail récent?
Je trouve ça merveilleux! Que tu aies pensé à moi pour une nouvelle exposition après avoir été le commissaire de ma rétrospective il y a vingt ans, ça me bouleverse d’une belle façon.
Stéphane Aquin, directeur général du MBAM, et Françoise Sullivan
Ça me touche beaucoup, ce que tu dis. Mais ici, ce que cette exposition célèbre, ce n’est pas tant l’ensemble ou l’immense carrière que tu as eue – presque quatre-vingts ans de travail, c’est phénoménal –, c’est ta vitalité présente, ta créativité qui ne cesse de se manifester. C’est cette capacité de te lancer dans l’inconnu à chaque toile, à cent ans… Beaucoup, depuis longtemps, se seraient satisfaits d’exploiter une veine particulière, mais avec toi, c’est la création continue, tous les jours. C’est admirable. Toi, tu le vis simplement, mais nous, de l’extérieur, on sait que c’est phénoménal!
Il y a aussi une grande sculpture dans cette exposition. Peux-tu nous en parler?
Quand j’ai commencé à sculpter, peu de très grandes œuvres étaient produites. La plus grande que j’ai réalisée, c’est celle qui avait été commandée pour Expo 67, mais en général, je travaillais à échelle humaine. Maintenant, il y a des sculptures monumentales un peu partout, alors j’ai voulu voir à quoi ressemblerait une de mes sculptures de l’époque dans une version agrandie.
L’original, c’est une petite sculpture en plexiglas. Mais celle-ci est en métal, en couleurs.
Oui. On va voir ce que ça donne! Mais je pense que ça va. J’en suis contente.
C’est la première fois que tu fais ça, revenir sur une œuvre d’il y a cinquante ans et la refaire.
Oui. Il y en aura peut-être d’autres!
Dans l’exposition, on montre, dans la petite salle attenante au Carré d’art contemporain, certaines de tes œuvres qui font maintenant partie de notre collection. Il y a la Danse dans la neige de 1948, la Promenade entre le Musée des beaux-arts de Montréal et le Musée d’art contemporain – 32 photographies que tu as prises en marchant d’un musée à l’autre –, mais aussi un diptyque en peinture et une petite œuvre du Cycle crétois, sans oublier la Rencontre avec Apollon. On remarque dans ton œuvre des liens profonds avec l’Antiquité classique. Tu as vécu en Grèce, et tu rencontres un Apollon dans les rues de Montréal…
Oui! Et dans la neige!
Françoise Sullivan (née en 1923), Rencontre avec Apollon archaïque, 1974, montage de 13 épreuves à la gélatine argentique, collage, 15,5 x 415 cm. MBAM, don de Françoise Sullivan. © Françoise Sullivan / CARCC 2023
Le dur retour à Montréal après la Grèce… Mais il y a un fond classique dans ton œuvre, même si elle est révolutionnaire, qu’elle a toujours été marquée par la nouveauté, le goût du risque. Serais-tu d’accord avec ça?
Oui.
Est-ce un héritage de ton éducation? Fréquentais-tu le MBAM quand tu étais petite?
Oui. Et pour mon premier voyage à New York, mes tantes qui travaillaient là-bas m’ont amenée au MoMA. C’était en 1939…
D’ailleurs, c’est à New York que tu as suivi des cours avec Franziska Boas, n’est-ce pas?
Oui. Son rapport à la danse était nourri par les idées nouvelles. Elle était très politisée. Et elle avait une grande collection d’objets du monde entier pour faire de la musique. Alors, on improvisait en groupe avec ces instruments.
D’après toi, quelles sont les difficultés que les artistes d’aujourd’hui rencontrent dans leur carrière, que vous ne connaissiez pas quand toi, tu avais vingt ou trente ans? Penses-tu que le monde a changé pour les artistes?
C’était plus difficile pour les artistes au début. Dans notre groupe, on n’attendait pas que les galeries nous ouvrent leurs portes… Elles ne le faisaient pas. Alors quelques amis – Mme Gauvreau, par exemple, et Muriel Guilbault, la grande actrice de ce temps-là – ont prêté leur maison, quelques fois pendant deux ou trois semaines, pour que les peintres automatistes puissent exposer leurs œuvres.
Il n’y avait pas de bourses pour les artistes, non plus.
Non, pas pour les artistes comme nous!
Et le marché n’était pas aussi développé qu’il l’est aujourd’hui…
Non. Mais il y a eu deux expositions grâce à Mme Gauvreau. Pendant la guerre, elle avait fondé le Corps de réserve national féminin. Et puis, à un certain moment, ça s’est terminé, et le local qu’elle utilisait comme quartier général s’est libéré. Les automatistes sont tombés dessus et ont demandé la permission d’y installer leurs tableaux. Un jour, un chauffeur de taxi est entré. Il a commencé à regarder les œuvres, puis il a demandé : « C’est combien, ça? » Et il en a acheté. Depuis, il a une collection de tableaux de l’époque. Il n’avait pas une grande éducation, mais il avait une sensibilité incroyable, et il est devenu un ami des automatistes!
Extraordinaire!
Oui! Quand je suis revenue de New York en juin 1946, j’ai senti qu’il se passait des choses importantes dans le groupe, et j’ai décidé de rester à Montréal. Je me suis mise à la recherche d’un espace pour la danse, parce que j’avais commencé à créer une œuvre chorégraphique à l’école de Franziska Boas. C’était Dualité. Je voulais travailler ma chorégraphie et enseigner la danse moderne aussi. J’ai finalement trouvé un espace, sur la rue Peel, dans une maison avec un grand jardin. C’était le lieu parfait pour créer des danses et accueillir mes élèves. Je ne payais rien pour ça… Et puis, un jour, je me suis sentie prête pour monter un spectacle. J’avais toujours joué à faire des spectacles dans mon enfance. Ça venait naturellement.
Dualité, 1944. Chorégraphie de Françoise Sullivan interprétée par Françoise Sullivan et Jeanne Renaud. Dance Collection Danse. Photo A. Renaud
Il me fallait une partenaire pour Dualité, parce que c’est une danse à deux. J’ai pensé à Jeanne Renaud, qui était à New York à ce moment-là. Elle était surprise, mais intéressée. Elle en a parlé à sa sœur Louise, et puis finalement, elle a dit oui. Quand les jeunes du groupe – comme Jean-Paul Mousseau, surtout – ont appris qu’on était en train de préparer un spectacle, ils ont voulu en faire partie. Mousseau a acheté des verges et des verges de jute, parce que c’était le tissu qui coûtait le moins cher. Il a créé une scène et même des coulisses. C’était formidable. Maurice Perron s’est mis à l’éclairage. Jean Paul Riopelle s’est occupé de la régie, ou quelque chose comme ça. On avait de la musique de Pierre Mercure, et c’est lui-même qui jouait. Françoise Riopelle m’a fait un costume… On a eu une aide extraordinaire. Et tous les gens qui lisaient le journal des étudiants sont venus. Il y avait foule.
C’est fou de penser à une époque comme ça, avec toutes ces personnes réunies autour de toi… tous ces artistes qui ont été tellement marquants.
Et on avait du plaisir!
Mais ça fait partie de l’histoire, maintenant. Et pour nous ramener au présent, j’ai envie de te demander : quels sont tes projets, aujourd’hui?
Continuer, tout simplement! À mon âge, je pense que c’est assez, de continuer.
Françoise Sullivan : « Je laissais les rythmes affluer »
1er novembre 2023 – 18 février 2024
Crédits et remerciements
Une exposition organisée par le Musée des beaux-arts de Montréal. Le commissariat est assuré par Stéphane Aquin, directeur général du MBAM, et Florence-Agathe Dubé-Moreau, commissaire invitée.
Sa présentation a été rendue possible grâce à Hydro-Québec, avec la collaboration de la Fondation Heffel. Le Musée souhaite remercier les donatrices et donateurs des Cercles philanthropiques de sa Fondation. Il reconnaît l’apport de son partenaire média, La Presse.
Cette exposition a été réalisée en partie grâce au soutien financier du Conseil des arts du Canada, du Conseil des arts de Montréal et du gouvernement du Québec.