Entrevue avec Ira Coleman : Basquiat, le jazz et la musique mandingue
Ira Coleman. Photo © Philippe Lévy-Stab
Dans le cadre de l’exposition À plein volume : Basquiat et la musique, à l’affiche jusqu’au 19 février 2023, la Salle Bourgie présente une série de concerts qui nous rappellent que l’œuvre de Jean-Michel Basquiat (1960-1988) retentit autant dans le monde de la musique que dans celui de l’art. Parmi ces concerts, Jazz et musique mandingue explore les liens entre le jazz et la musique des griots, ces conteurs-musiciens d’Afrique de l’Ouest qui fascinaient tant le peintre new-yorkais.
Les œuvres de Basquiat révèlent à quel point il saisissait le pouvoir signifiant de la musique. En 1982, avec le dessin Undiscovered Genius, il commence à s’intéresser à la figure du griot – conteur-musicien nomade chargé de préserver les histoires et les traditions africaines ancestrales au fil des siècles. Dans le dessin de Basquiat, le personnage central semble être la légende du blues Robert Johnson, au-dessus duquel figure la double étiquette « GRIOT/BLUESMAN », qui lie formellement les traditions musicales africaine et afro-américaine, et souligne l’intérêt de l’artiste pour la diaspora africaine et la musique de l’Atlantique noir, à laquelle une section de l’exposition est d’ailleurs consacrée. Qu’elles renvoient à la musique créole de la Louisiane ou associent le jazz aux ventes aux enchères d’esclaves, les œuvres qui y sont présentées évoquent son exploration de formes culturelles qui sont nées de la migration forcée des peuples africains vers l’Europe, les Caraïbes et les Amériques.
Vue de l’exposition À plein volume : Basquiat et la musique. © Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New York. Photo Michael Patten
Même si Basquiat est décédé dans des circonstances tragiques à l’âge de vingt-sept ans, son œuvre est toujours vivante et continue d’inspirer autant la poésie et la musique que les arts visuels. C’est ce qui ressort des propos d’Ira Coleman, à l’origine du concert Jazz et musique mandingue qui sera présenté le 26 janvier 2023. En conversation avec Caroline Louis, nouvelle directrice générale de la Salle Bourgie, le contrebassiste nous explique les rapports qu’il entretient avec Basquiat, le jazz et la musique mandingue.
Qu’est-ce que ça représente pour vous de faire partie de cette série de concerts rendant hommage au grand peintre américain Jean-Michel Basquiat?
C’est très inspirant de voir un artiste qui puise aussi bien dans la musique, le mot, l’image et le mouvement, en imaginant le tout comme une entité, et en y intégrant ses propres racines culturelles. On voit dans les œuvres de Basquiat les influences de Charlie Parker, de Louis Armstrong et de Billie Holiday, par exemple. Dans l’exposition, on entend même un n’goni (guitare traditionnelle du Mali) accompagné d’une guitare blues. Ça m’a touché, car il y a beaucoup de liens avec mon histoire personnelle. Basquiat, enfant d’un couple éminent de la diaspora africaine, avait un héritage portoricain et haïtien. De mon côté, mon père était Afro-Américain et ma mère Suédoise, et j’ai grandi en France avec des amis maghrébins, italiens et africains. Or, au fil des ans, c’est la recherche de mes racines africaines qui m’a mené au reggae, au jazz, à la musique mandingue, à la musique mbalax du Sénégal et aux musiques afro-péruvienne et afro-mexicaine… C’est une véritable richesse de cultures. De plus, mon père était lui aussi peintre et ami de plusieurs musiciens, comme le percussionniste et compositeur de jazz américain Max Roach, qui le surnommait d’ailleurs « le musicien visuel ». Il écoutait aussi de la musique en peignant et la plupart de ses œuvres étaient des portraits de musiciens. Je vois donc de nombreux parallèles entre mon histoire et celle de Basquiat.
Jean-Michel Basquiat (1960-1988), King Zulu, 1986, acrylique, cire, crayon-feutre sur toile, 202,5 x 255 cm. Barcelone, collection MACBA, prêt à long terme du gouvernement de la Catalogne (ancienne collection Salvatore Riera). © Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New York
Et comment en êtes-vous venu à la proposition musicale du concert et à cette combinaison atypique d’instruments (flûte, balafon, piano et contrebasse)?
C’est le fruit de plusieurs années de travail et de recherches, mais aussi de rencontres professionnelles avec des musiciens des États-Unis et de la Jamaïque, comme Jessye Norman, Herbie Hancock, Monty Alexander et Ernest Ranglin; ainsi que des musiciens de l’Inde du Nord, comme Aashish Khan, du Mali, comme Cheick Amadou Tidiane Seck, Toumani Diabaté, Oumou Sangaré et Ramata Diakité, et du Sénégal, comme Baaba Maal et Mansour Seck. J’ai également pu aller à Bamako pour enregistrer un disque intitulé Red Earth avec Dee Dee Bridgewater.
Puis, pendant une année, je suis parti en tournée avec des griots. Dans l’Afrique de l’Ouest, au Mali notamment, les griots composent trois grandes familles : les Kouyaté, les Diabaté et les Sissokho. Il y a ensuite plusieurs branches, comme les Koïta, les Zoumana, les Touré, etc. Il y a des siècles que leur savoir se transmet de génération en génération, selon le principe de l’oralité. Ces familles sont responsables de sauvegarder l’histoire de l’Empire mandingue, qui a été fondé par Soundiata Keïta au XIIIe siècle et dont les premiers griots étaient les porte-parole. Leur rôle était de promouvoir l’empire, de chanter ses louanges et de préserver le savoir de la société malienne. L’Empire mandingue englobait alors le Mali, le Sénégal, la Gambie, le sud de la Mauritanie, ainsi qu’une partie de la Guinée, de la Côte d’Ivoire, du Burkina Faso et du Niger. C’était un territoire immense. À cette époque, je crois que seul l’Empire mongol était plus grand. On appelait d’ailleurs le souverain l’Alexandre le Grand de l’Afrique de l’Ouest!
L’Empire mandingue (ou empire du Mali) vers 1350. Source : fr.wikipedia.org/wiki/Empire_du_Mali, image Marc-AntoineV
La musique mandingue suit des thèmes bien précis. On en connaît seulement les standards et les mélodies. Et c’est là-dessus qu’on vient harmoniser, réinventer et jouer dans d’autres tonalités, dans d’autres pulsations et avec d’autres rythmes. En fin de compte, il se passe un peu la même chose dans la musique mandingue que dans le jazz, car elle comporte aussi une part d’improvisation. Et c’est ce lien que j’ai voulu explorer davantage. J’ai donc fait appel à Jean-Michel Pilc, qui est un improvisateur incroyable (on lui donne trois notes et il en fait une symphonie!), à Salif « Lasso » Sanou, qui joue de la flûte peule (une flûte en roseau aussi appelée « tambin »), et à Mamadou Koïta, qui joue du balafon. Ils sont originaires du Burkina Faso, qui faisait partie de l’Empire mandingue du XIIIe au XVIIe siècle.
Balafon, XIXe siècle (culture Mandée), Mali. Collection du Muséum d’histoire naturelle du Havre, France
Symboliquement, c’est très fort de faire le pont entre le jazz et la musique mandingue. Mais il y a aussi un enjeu à considérer, car il faut être respectueux des deux traditions pour bien les marier et leur donner chacune leur place. Comment avez-vous abordé ce défi?
Il faut faire preuve de beaucoup de respect, en effet, et je n’essaie pas d’imposer mon point de vue sur la musique. Tout d’abord, je suis bassiste. Or, la basse n’existe pas comme telle dans la musique mandingue. Mais il est possible de faire certaines « analogies » avec des instruments traditionnels. On prendra par exemple une partie de la kora, une partie des percussions et une partie du bolon pour créer une ligne de basse. J’essaie aussi de me mettre en unisson avec la mélodie qui sera jouée au balafon ou de trouver quelque chose qui pourra soutenir ce qui se passe mélodiquement, car on n’aura pas de percussions lors de ce concert. J’aurai donc un rôle rythmique répétitif à jouer et je servirai de base à l’ensemble, comme j’ai l’habitude de le faire en tant que musicien. Dans toute la musique de la diaspora africaine que je joue, que ce soit le reggae ou le jazz, je sers toujours en quelque sorte de fondation.
Diriez-vous que la musique mandingue est le « matériau de base » du concert, et que vous y ajoutez justement des éléments de cet univers jazz, ou que le point de départ se trouve plutôt dans le jazz lui-même?
Dans le concert à la Salle Bourgie, il y aura une combinaison de thèmes mandingues et une improvisation. Je commencerai par la musique mandingue, en enchaînant des thèmes bien précis. Il y aura aussi des thèmes d’afro-blues et je mélangerai des instruments diatoniques, c’est-à-dire des accords fixes, avec des instruments chromatiques. Enfin, il y aura une improvisation complètement spontanée qui se fera à partir d’une simple note. En tant que musicien de jazz, je veux mettre en évidence le lien entre les deux musiques et montrer que l’improvisation jazz est compatible avec les thèmes musicaux traditionnels de la musique mandingue et avec ses propres improvisations.
Si vous souhaitez assister au concert Jazz et musique mandingue avec Ira Coleman (contrebasse), Mamadou Koïta (balafon), Jean-Michel Pilc (piano) et Salif « Lasso » Sanou (flûte), rendez-vous le 26 janvier à 18 h à la Salle Bourgie!
Les Membres du Musée bénéficient d’un rabais de 15 % sur le prix courant des billets.
Pour en savoir plus sur l’exposition À plein volume : Basquiat et la musique
Lisez l’article signé par Mary-Dailey Desmarais et publié à l’occasion de l’ouverture de l’exposition.
À plein volume : Basquiat et la musique
15 octobre 2022 – 19 février 2023
Pavillon Jean-Noël Desmarais – niveau 3
Crédits et commissariat
Une exposition organisée par le Musée des beaux-arts de Montréal et le Musée de la musique – Philharmonie de Paris. Le commissariat est assuré par Mary-Dailey Desmarais, conservatrice en chef du MBAM, Dieter Buchhart, commissaire invité, et Vincent Bessières, commissaire invité par le Musée de la musique – Philharmonie de Paris.
Sa présentation a été rendue possible grâce à l’importante contribution d’Hydro-Québec, et elle a été réalisée en partie grâce au soutien financier du gouvernement du Québec et du gouvernement du Canada. Le MBAM remercie RBC, grand partenaire, et souligne la collaboration de ses partenaires Hatch, Holt Renfrew Ogilvy, et Stingray. L’exposition bénéficie de l’appui de Tourisme Montréal et du Cercle des Anges du MBAM, qui soutient fièrement le programme des grandes expositions du Musée. Le MBAM reconnaît l’apport essentiel de son commanditaire officiel, Peinture Denalt, et de ses partenaires médias, Bell, La Presse et Montreal Gazette.
Il exprime sa profonde gratitude au Conseil des arts du Canada et au Conseil des arts de Montréal pour leur soutien constant. Le programme d’expositions internationales du Musée bénéficie de l’appui financier du fonds d’expositions de la Fondation du MBAM et du fonds Paul G. Desmarais.