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12 septembre 2023

Entrevue avec Jinjoo Yang, lauréate de la résidence Empreintes 2023

Jinjoo Yang. Photo Mikaël Theimer

Chaque année depuis 2013, le MBAM invite, avec le soutien du Conseil des arts de Montréal, une ou un artiste émergent issu de la diversité culturelle montréalaise à réaliser une résidence de recherche-création en posant un regard original sur ses collections. La lauréate de la résidence Empreintes 2023, Jinjoo Yang, s’est plongée dans les archives et les réserves du Musée afin de concevoir une installation audiovisuelle intitulée Coming Home. Laura Vigo s’est entretenue avec elle pour en savoir plus sur ses sources d’inspiration, sa pratique et ce qu’elle a tiré de son expérience au MBAM.

Laura Vigo

Conservatrice de l’art asiatique

Vous êtes la toute dernière lauréate de cette résidence qui fête cette année ses dix années d’existence au MBAM. Au fil des ans, j’ai eu le plaisir de rencontrer les artistes qui, chacun et chacune à leur manière, y ont participé. Je suis curieuse de savoir comment vous avez abordé cette expérience inédite et, je l’espère, fructueuse.

Comme je suis relativement nouvelle à Montréal, cette résidence m’a aidée à tisser des liens avec le milieu de l’art local. J’ai passé la première moitié de ces huit semaines à fureter dans les réserves du Musée et à faire des recherches sur les objets qu’elles abritent. On m’a donné accès aux documents d’archives, qui sont une véritable fenêtre ouverte sur l’histoire des œuvres et les problématiques entourant leur acquisition. Même si la plupart de ces documents ont été rédigés il y a longtemps, ils sont porteurs d’une charge émotive qui résonne encore fortement aujourd’hui. Ce que j’ai pu lire entre les lignes (enthousiasme, frustration, etc.) a transformé ma façon de voir les œuvres.

Pendant la deuxième moitié de ma résidence, je me suis affairée à préparer et à réaliser les captations vidéo. Filmer dans une zone d’accès restreint comme les réserves d’un musée exige un important travail de coordination, et je suis profondément reconnaissante envers le MBAM pour le soutien qu’il m’a apporté tout au long du projet.

Kwanhee Yoon, directeur photo, Chan Yeol Lee, assistant à la caméra, et Jinjoo Yang. Photo Mikaël Theimer

L’œuvre qui en résulte, Coming Home, est une installation visuelle à quatre canaux présentant des objets de la collection entreposés dans les réserves. Les images qu’elle contient sont accompagnées de sons. Mais Coming Home est, à mon sens, plus qu’une ode aux œuvres en réserve et à leur histoire. Le titre renvoie-t-il d’une certaine manière à votre parcours?

Oui, c’est vrai, le titre reflète mon histoire personnelle. Mais ce n’était pas mon intention première. J’ai vu un documentaire sur Jonas Mekas, un cinéaste d’origine lithuanienne qui s’est installé à New York dans la vingtaine1. Il y dit que le cinéma est sa maison. Sa déclaration m’a d’abord semblé étrange, mais elle a fini par trouver écho en moi. Pour moi, la maison est moins un lieu physique qu’un élément qui m’ancre dans la réalité. J’ai vécu dans plusieurs pays depuis que j’ai quitté la Corée en 2006, et j’ai toujours eu l’impression d’être en marge du monde. Dans une certaine mesure, c’est le point de vue que je préfère. C’est ce qui m’a amenée à pratiquer les arts visuels et l’architecture, deux disciplines qui orientent ma réflexion dans des directions quasi opposées. Contrairement à l’architecture, ma pratique artistique me permet de me tourner vers l’intérieur, de connaître et de repousser les limites de mon raisonnement. Les mots « coming home » [rentrer à la maison] trouvent leur signification dans cet exercice d’introspection, en ce sens que le projet porte sur mes perceptions, sur ce que je construis dans ma tête plutôt qu’à l’extérieur de moi.

La musique et les sons font partie intégrante de vos installations, car la manière dont ils interagissent avec les images change notre façon de les « regarder ». Comment les images et les sons interviennent-ils dans Coming Home?


Les quatre vidéos sont diffusées simultanément côte à côte. Chacune montre les réserves du Musée comme si on s’y promenait, mais dans quatre directions différentes. Ainsi, la spectatrice ou le spectateur est forcé d’en suivre une seule tandis que les autres restent dans son champ de vision périphérique. On peut voir un lien se tisser peu à peu entre les images et les sons, puisqu’une séquence instrumentale joue quand une œuvre apparaît à l’écran, puis joue à nouveau quand cette même œuvre apparaît dans les autres vidéos. Cette répétition confère une impression de continuité aux images changeantes.

Jinjoo Yang | Coming Home (extrait / extract)

Revenons au lieu de tournage. Pourquoi vous êtes-vous intéressée aux œuvres en réserve?

Parmi les œuvres contenues dans les réserves du Musée (dont beaucoup ne sont pas exposées), je me suis intéressée à celles qui soulevaient des problématiques extrinsèques, comme une attribution douteuse ou un historique de propriété non documenté, peut-être à la suite d’un pillage. C’est cette incomplétude qui m’a amenée à changer ma vision des œuvres. Celles-ci éveillent maintenant en moi des sentiments contradictoires qui sont suscités, d’une part, par leurs qualités intrinsèques et, d’autre part, par le contexte sociopolitique dans lequel elles s’inscrivent. Il faut dire que ce contexte apporte un nouvel éclairage sur la réalité des personnes qui font partie de leur histoire.

Le public ne voit souvent qu’une petite partie de la collection d’un musée. En posant votre regard sur les réserves du MBAM, vous avez contribué à rendre visibles des œuvres qui, autrement, seraient restées cachées. Comment la dichotomie invisibilité/visibilité se traduit-elle dans votre projet?

Les réserves sont au cœur de l’espace muséal, mais elles sont souvent situées dans des recoins sombres et isolés. L’architecture des musées s’apparente en quelque sorte à celle des anciens lieux de culte, qui ont été érigés sur des sépultures sacrées et transformés en lieux de rassemblement. En permettant au public de découvrir la collection mise en réserve, on lui permet d’imaginer une dimension autre du musée, au-delà de ses murs physiques.

Quand une œuvre « originale » (c’est-à-dire physique) est représentée dans une vidéo, elle devient autre chose, une nouvelle entité. J’ai voulu illustrer dans ce projet la manière dont j’ai interagi avec les œuvres, y compris celles qui sont restées dans l’ombre pendant des décennies.

Photo MBAM, Clara Houeix

Quand je regarde votre œuvre vidéo, ce qui me frappe, c’est la façon dont vous explorez des dimensions « alternatives ». Et il me semble que la musique joue un rôle prépondérant dans la création de cette « altérité dimensionnelle ». Pouvez-vous m’en dire plus à ce sujet?

Pour ce qui est du contenu audio, je me suis intéressée aux sons qui me permettaient de visualiser le mouvement corporel d’une personne. Dans le cadre de ce projet, j’ai collaboré étroitement avec le compositeur Moon Young Ha et le percussionniste Josh Perry afin de créer des sons plus difficiles à obtenir d’un point de vue technique. Par exemple, quand Josh joue d’un instrument à l’aide d’un archet, il doit éloigner sa main le plus lentement possible pour prolonger la durée du son.

Le caractère intemporel de la musique m’intrigue. Imaginez que vous regardez une vidéo d’une personne transportant un tableau. Vous savez que les événements filmés sont déjà passés. Par contre, quand vous écoutez de la musique, vous ne pensez pas nécessairement au moment où la performance a été enregistrée. C’est comme si vous écoutiez une histoire qui se déroule simultanément. Cet aspect « actuel » de la musique, son atemporalité sensorielle, nous aide à nous ancrer, à fixer notre attention tandis que nous regardons les quatre vidéos représentant une trajectoire différente.

La première fois que j’ai vu votre œuvre, j’ai été étonnée par la façon dont vous réussissez à transformer l’espace physique et ses limites en un espace parallèle ambigu.

En architecture, l’espace tend à appartenir au domaine physique. Avec des disciplines comme la vidéo, l’espace gagne en ambiguïté. Je peux capter certains points de vue et m’en servir pour créer des expériences spatiales autres, fondamentalement différentes de la norme.

Photo Mikaël Theimer

Ce sentiment de décalage visuel est accentué par la manière dont vous jouez sur notre perception du temps et de la vitesse. Les vidéos sont diffusées en simultané, mais ont été enregistrées à des vitesses différentes, n’est-ce pas?

Oui. En fait, la même scène a été enregistrée à quatre vitesses différentes, et chacune s’est vu attribuer un canal. Il en résulte un tempo ou un rythme sous-jacent qui fluctue pour créer des perceptions distinctes.

La plupart des artistes qui vous ont précédée ont réalisé leurs œuvres après leur résidence, en s’inspirant de leur expérience, mais vous avez décidé de travailler sur place. J’imagine que le fait de devoir tourner dans les réserves limitait vos possibilités… Quoi qu’il en soit, j’ai très hâte de voir le produit final!

Oui, le projet est en cours de montage. J’estime qu’il sera terminé d’ici la fin du mois de septembre.

Photo Mikaël Theimer

À propos de l’artiste

Récemment établie à Montréal, Jinjoo Yang est née en Corée, où elle a obtenu un diplôme de baccalauréat en arts visuels (peinture) de l’université nationale de Séoul. Elle s’est installée par la suite à New York, où elle a étudié l’architecture à la Cooper Union. Avant cela, elle a exposé à Séoul, notamment au Samilro Changgo Theater, où elle a présenté son installation audiovisuelle No Talk, et au Oil Tank Culture Park, où elle a exposé son installation audiocinétique Belfry.

1 Le film documentaire Fragments of Paradise a été réalisé en 2022 par K.D. Davison à partir de milliers d’heures de vidéos tournées par Jonas Mekas.

Le MBAM remercie le Conseil des arts de Montréal pour son appui à la résidence Empreintes.

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