Entrevue avec Nalini Malani
Nalini Malani dans son studio à Bombay. © Nalini Malani. Photo Johan Pijnappel
Le Musée des beaux-arts de Montréal présente la toute première exposition individuelle au Canada de Nalini Malani, l’une des artistes indiennes contemporaines les plus acclamées par la critique. À cette occasion, Mary-Dailey Desmarais, conservatrice en chef du MBAM et commissaire de l’exposition, s’est entretenue avec cette dernière.
Mary-Dailey Desmarais
Emmanuelle Christen
Considérée comme une pionnière depuis les années 1960, Malani a développé une pratique multimédia unique qui intègre vidéo, film, animation, peinture, dessin et installations immersives. Ses œuvres puissantes et profondément engagées abordent les inégalités sociales et la violence depuis plus de cinquante ans, pour donner voix aux asservis, aux ostracisés, aux opprimés, et à ceux – et surtout à celles – qui sont victimes de ces injustices.
À l’affiche jusqu’au 20 août 2023, l’exposition Nalini Malani : Par-delà les frontières est constituée de l’installation vidéo Can You Hear Me? [M’entends-tu?] (2018-2020), d’une nouvelle reprise in situ de la performance de dessin mural et d’effacement City of Desires [Ville de désirs] (1992-2023), et d’une toute nouvelle projection vidéo, Ballade d’une femme (2023), créée à l’invitation du MBAM dans le cadre de la Toile numérique.
Malani nous parle ici de son parcours, de ses sources d’inspiration et du processus de création des œuvres qui sont présentées dans l’exposition.
Nalini Malani (née en 1946), Ballade d’une femme, 2023, vidéo projetée sur la façade du pavillon Michal et Renata Hornstein du MBAM, animation image par image à canal unique, dessinée à la main sur iPad, sans son, 4 min 58 s (en boucle). © Nalini Malani. Photo MBAM, Jean-François Brière
Racontez-nous comment vous avez découvert l’art.
À douze ans, j’avais une excellente professeure de biologie. Elle nous enseignait les différents systèmes de la nature et nous expliquait le fonctionnement du corps des animaux et des insectes. Elle dessinait extrêmement bien et affirmait que les dessins communiquaient beaucoup plus d’informations aux élèves que les mots. Ç’a été ma première rencontre avec la dynamique du dessin. Puis, j’ai étudié la biologie au secondaire dans le cadre d’un programme de l’Université de Cambridge. J’ai également suivi des cours d’art, mais ma professeure m’a dit de laisser tomber, que j’étais un cas désespéré.
C’est une leçon de persévérance très intéressante. Il y a tant de grands artistes qui se sont fait dire par un professeur qu’ils n’y arriveraient pas. C’est stupéfiant, par contre, qu’on vous ait dit une chose pareille à vous, qui êtes une si merveilleuse dessinatrice…
On parle ici de dessins d’écolière, et pour tout dire, je préférais les dessins de ma prof de biologie à ceux de ma prof d’art. Si j’ai suivi son cours, c’était seulement parce que j’espérais être admise à l’école d’art et que je devais avoir le dessin comme matière pendant la dernière année du secondaire. J’ai obtenu ma plus mauvaise note en art, mais de très bonnes notes en biologie.
C’est à ce moment-là que j’ai posé ma candidature à la [Sir] J.J. School of Art. Mon père s’y opposait catégoriquement à cette époque. Il me disait qu’un diplôme de dessin ne me mènerait nulle part, que je me retrouverais à la rue. Il voulait mon bien, et il n’avait pas complètement tort. J’étais son seul enfant… Mais j’étais inflexible. Je lui ai dit que j’allais illustrer des livres de médecine. Parce qu’à l’école des beaux-arts, on nous enseignait l’anatomie en nous amenant à des séances de dissection de cadavres. On regardait le corps humain comme on regarde un dessin de Léonard de Vinci.
Heureusement, quand j’ai commencé mes études, j’ai rencontré les rédacteurs en chef de deux magazines. L’un d’eux publiait exclusivement des nouvelles en hindi de la relève littéraire; l’autre, semblable à l’Illustrated Weekly, abordait un éventail de sujets, mais présentait aussi des histoires écrites par de jeunes plumes. Ces deux publications ont manifesté leur intérêt pour un nouveau type d’illustrations. Elles m’offraient 25 roupies pour chaque image. J’ai pu produire des illustrations en abondance, ce qui m’a permis de payer tout mon matériel artistique. Mon père était ravi que je gagne enfin un peu d’argent!
Qu’avez-vous appris en travaillant pour ces magazines?
J’ai été très inspirée par ces gens de lettres. Et, en les côtoyant, j’ai découvert à quel point les épopées indiennes étaient populaires au pays. Ces autrices et auteurs choisissaient des personnages de la littérature épique et inventaient des récits autour d’eux dans un format contemporain. Cela m’a amenée à reprendre moi aussi des personnages des épopées, parce que je voulais créer un lien significatif avec le public. Sans ce lien, l’art devient une sorte de « cube blanc » réservé à l’élite. J’intègre encore à ce jour des personnages épiques ou mythologiques, dont ceux de la mythologie grecque. En fait, la mythologie grecque est bien connue en Inde. Après tout, les troupes d’Alexandre le Grand ont été stationnées le long de la frontière, en Afghanistan, et les bouddhas de Bamiyan ont été sculptés dans un style indo-hellénique.
Vue de l’installation Can You Hear Me? [M’entends-tu?] de Nalini Malani au MBAM, 2018-2020, salle d’animation à 9 canaux, 88 animations dessinées à la main sur iPad, son. Collection de l’artiste. © Nalini Malani. Photo MBAM, Jean-François Brière
Cette notion de lien et de communication est très présente dans votre œuvre, de même que la littérature. Outre la mythologie, vous citez si joliment des écrivains comme Sartre et Orwell. Pouvez-vous nous parler un peu de la place de la littérature dans votre œuvre?
En 1979, à New York, le célèbre artiste [Ronald B.] Kitaj m’a fait part d’une réflexion très intéressante : « Certains livres contiennent des tableaux, et certains tableaux contiennent des livres », m’a-t-il dit. Un tableau peut être vu en un claquement de doigts, mais comment peut-on amener le public à s’y attarder? En peinture, le temps n’existe pas : on n’a que l’espace. Je cherche donc à créer ces moments où les dimensions visuelles et textuelles de l’œuvre servent de déclic et nous incitent à prendre le temps de dialoguer encore et encore avec elle en nous interrogeant et en élaborant nos propres récits.
Diriez-vous qu’il s’agit de créer des liens d’intimité avec la personne qui regarde, au même titre qu’une lectrice ou un lecteur entretient une relation intime avec un livre?
Tout à fait. Et c’est en consacrant du temps à l’œuvre qu’on développe cette relation d’intimité. Au MoMA, il y avait, à un endroit bien précis, un triptyque absolument fantastique de Max Beckmann intitulé Departure. Chaque fois que j’allais à New York, je revenais à cette œuvre comme en pèlerinage et elle avait toujours quelque chose de nouveau à me raconter. Selon moi, les gens doivent comprendre que plus on regarde un tableau, plus il nous livre ses secrets. Et le fait est qu’il faut le regarder quand il ne nous regarde pas, pour ainsi dire. On en tire alors bien davantage.
Vous êtes reconnue comme la pionnière de l’art vidéo en Inde. Comment êtes-vous venue à cette forme d’expression?
Ce n’est qu’à la fin des années 1980 que la vidéo est devenue abordable en Inde. Ce n’est pas du tout comme en Occident, où les artistes l’utilisaient déjà dans les années 1960 et 1970. Ma fascination pour l’image en mouvement résulte d’une volonté d’entrer en contact avec le public. Mais il faut dire aussi que le cinéma est une industrie très prospère ici, en Inde : j’ai donc facilement pu y apprendre le montage. J’ai réalisé mon premier 16 mm image par image en 1969 au VIEW (Vision Exchange Workshop). Il s’intitulait Dream Houses [Maisons de rêve] et était inspiré de l’architecte Charles Correa, qui avait de brillantes idées sur la manière dont les quartiers devaient être aménagés pour la classe ouvrière. Ce court métrage a été suivi par des œuvres comme Still Life [Nature morte] (1969), Onanism [Onanisme] (1969) et Taboo [Tabou] (1973). Plus tard, j’ai réalisé ma première vidéo d’art, un documentaire sur la murale éphémère City of Desires [Ville de désirs] (1991). Plusieurs autres ont suivi, dont Remembering Toba Tek Singh [Souvenir de Toba Tek Singh] (1998), ma première installation vidéo à plusieurs canaux et à grande échelle. Cette œuvre a attiré en moyenne 5 000 visiteurs et visiteuses par jour lors de sa présentation en 1999 au Prince of Wales Museum (aujourd’hui le Chhatrapati Shivaji Maharaj Vastu Sangrahalaya). J’ai continué à explorer de nouvelles formes d’art vidéo comme les installations de type « théâtre d’ombres », où de multiples projections sont diffusées à travers de grands cylindres de mylar peints en transparence, qui tournent continuellement.
Vue de l’installation Can You Hear Me? [M’entends-tu?] de Nalini Malani au MBAM, 2018-2020, salle d’animation à 9 canaux, 88 animations dessinées à la main sur iPad, son. Collection de l’artiste. © Nalini Malani. Photo MBAM, Jean-François Brière
L’une des œuvres qui sera présentée à Montréal s’intitule Can You Hear Me? [M’entends-tu?]. C’est l’une des premières que vous avez dessinées avec votre doigt directement sur iPad. Qu’est-ce qui vous a poussée à adopter cette technologie?
J’ai réalisé mes premières animations peintes image par image en 1996, avec une œuvre intitulée The Job [Le boulot]. Ces animations d’une grande complexité prenaient presque la forme d’un documentaire sur une performance picturale. Les créer nécessitait une équipe de tournage, un grand studio et des horaires de travail fixes. Quand j’ai découvert iPad, j’ai tout de suite aimé la liberté absolue que cet outil m’offrait. J’aimais l’idée de pouvoir transporter tout mon studio dans un sac – d’avoir un petit studio à portée de main! En attendant un vol à l’aéroport, par exemple, je pouvais continuer à travailler sur mes animations. Je me suis mise à créer ces films parce que ce qui se passait autour de moi me mettait en colère. « Comment puis-je exprimer ce sentiment à travers mon art? me suis-je demandé. Avec une animation, je pourrais sans doute amener les gens à examiner la question de plus près. » J’ai donc commencé à dessiner directement avec mon doigt dans une appli très simple, sans le crayon d’iPad, qui me semblait trop étranger. J’ai ajouté à cela une composition sonore que j’ai réalisée à l’aide du logiciel GarageBand. De temps à autre, je publiais ces œuvres sur mon compte Instagram, @nalinimalani, où on pouvait les voir gratuitement.
Détail de l’installation Can You Hear Me? [M’entends-tu?] de Nalini Malani au MBAM, 2018-2020, salle d’animation à 9 canaux, 88 animations dessinées à la main sur iPad, son. Collection de l’artiste. © Nalini Malani. Photo MBAM, Jean-François Brière
Et qu’est-ce qui vous a inspiré Can You Hear Me?
Le Goethe-Institut m’a demandé de créer une œuvre inédite dans le cadre des célébrations de son 50e anniversaire à Bombay. Comme j’avais déjà une série d’animations sur Instagram, j’ai cru bon de poursuivre sur cette voie et de les présenter sous forme d’installation à grande échelle. J’ai exporté les fichiers dans un format haute résolution et pu ainsi les agrandir pour en tirer de vastes projections de qualité. Le terme « salle d’animation » m’est venu d’une animation inspirée d’un événement tragique impliquant une fillette de huit ans née dans une communauté musulmane nomade du Cachemire. Cette fillette a été kidnappée par huit hommes et retenue prisonnière dans un temple hindou, où elle a été violée pendant une semaine avant d’être finalement assassinée. Sa famille vivait à deux pas du temple, mais comment aurait-elle pu imaginer que ces individus l’emmèneraient dans un lieu aussi sacré? Même si elle se trouvait à une cinquantaine de mètres, on ne pouvait pas l’entendre parce qu’elle était dans une pièce fermée. D’où le titre de l’œuvre Can You Hear Me? [M’entends-tu?]. À l’heure actuelle, partout dans le monde, il y a une véritable épidémie de viols dont une poignée seulement est rapportée dans les journaux.
Nalini Malani (née en 1946), Ballade d’une femme, 2023, vidéo projetée sur la façade du pavillon Michal et Renata Hornstein du MBAM, animation image par image à canal unique, dessinée à la main sur iPad, sans son, 4 min 58 s (en boucle). © Nalini Malani. Photo MBAM, Jean-François Brière
Ballade d’une femme, une nouvelle animation créée pour le Musée, est actuellement projetée sur la façade du pavillon Michal et Renata Hornstein. Racontez-nous un peu ce qui vous a inspiré cette œuvre.
Elle s’inspire des écrits de la poétesse polonaise lauréate du prix Nobel de littérature Wisława Szymborska. Je suis particulièrement fascinée par son récit d’une femme assassinée par son mari, qui veut tout nettoyer derrière lui pour que personne ne le démasque… Je veux dire, à quel point cette femme a-t-elle assimilé la croyance en la supériorité de l’homme pour en venir à penser qu’elle doit couvrir ses arrières pour éviter qu’il soit inculpé? C’est le bagage que portent les femmes. Peu importe la situation, c’est toujours lui qui a le privilège.
Qu’espérez-vous qu’on ressente devant Ballade d’une femme?
Il y a plusieurs dimensions. De prime abord, et on le voit surtout chez les enfants, on est captivé par le mouvement des couleurs. On a le cœur à la fête, en joie, mais quand on creuse davantage, on discerne les autres aspects que je mentionnais plus tôt. Il s’agit de la dimension plus adulte de l’œuvre, qui nous fait comprendre que les apparences sont trompeuses. J’espère que toutes ces dimensions retiendront l’attention et déboucheront sur une prise de conscience quant à la nécessité d’une vision plus féminine du monde.
Nalini Malani (née en 1946), City of Desires—Crossing Boundaries [Ville de désirs – Par-delà les frontières] (détail), 2023, performance de dessin mural et d’effacement, dessin réalisé en collaboration avec Iuliana Irimia et Cassandra Dickie. Collection de l’artiste. © Nalini Malani. Photo MBAM, Denis Farley
Vous avez dessiné une murale pour nous, ici, à Montréal. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet?
Cette murale fait partie d’une série intitulée City of Desires [Ville de désirs] que j’ai entreprise en 1991, à Bombay. Il s’agit de la représentation d’une ville ou, plutôt, d’un monde symbolique. Le dessin géométrique en arrière-plan est porteur d’espoir. Mais à la surface, ce monde se révèle, pour trop de gens, un endroit où l’oppression et la cupidité propres aux sociétés patriarcales règnent. City of Desires [Ville de désirs] est présentée du point de vue d’une jeune fille ou d’une jeune femme qui ouvre les yeux avec incrédulité sur ce qui se passe autour d’elle. Dans le cas de la murale de Montréal, réalisée en collaboration avec les artistes Iuliana Irimia et Cassandra Dickie, la jeune fille vole dans les airs, comme l’avion de combat à sa gauche, en s’écriant : « Ma réalité est différente ».
L’effacement du dessin à la fin fait partie intégrante de l’œuvre. Comment ce processus se déroule-t-il?
Chaque performance est unique dès le départ. Les consignes d’effacement, y compris celles pour Montréal, ne sont révélées que vers la fin de l’exposition. C’est une surprise totale, même pour le ou la commissaire. L’effacement de 1996 à Brisbane a été réalisé par deux danseurs munis d’une brosse à laver et d’un seau de lait. Celui de Lausanne, en 2010, a été effectué par le public venu assister à la performance. Puis, à New Delhi en 2014, il a été assuré par des gardiens de sécurité. Et à Paris, en 2017, c’est le directeur du Centre Pompidou et le personnel responsable de l’exposition qui ont effacé l’œuvre avec un bouquet de roses. C’est une expérience très émouvante, parce qu’en détruisant une œuvre, on prend conscience du caractère éphémère de l’art, qui ne survit que dans la mémoire.
Pourquoi cet effacement est-il important pour vous?
J’ai adopté cette pratique en 1991 pour protester contre le fait que l’art est trop souvent considéré comme une marchandise. Je voulais faire savoir très clairement qu’il n’y a rien à vendre ici. On peut admirer l’œuvre librement, mais personne ne peut l’acheter en concluant une transaction financière. Il n’en reste donc que le souvenir, comme c’est le cas pour une représentation théâtrale. Nous devons nous souvenir de tout, car c’est notre seul espoir d’une société plus humaine.
Nalini Malani : Par-delà les frontières
23 mars – 20 août 2023
Crédits et commissariat
Une exposition organisée par le Musée des beaux-arts de Montréal. Le commissariat est assuré par Mary-Dailey Desmarais, conservatrice en chef du MBAM.
Le Musée souhaite remercier les donatrices et donateurs des Cercles philanthropiques de la Fondation du MBAM. Il tient à souligner l’apport essentiel de son commanditaire officiel, Peinture Denalt, ainsi que celui de son partenaire média, La Presse.
Par-delà les frontières a été réalisée en partie grâce au soutien financier du gouvernement du Québec, du Conseil des arts du Canada et du Conseil des arts de Montréal.
Toile numérique du MBAM
Nalini Malani : Ballade d’une femme
20 février – 20 août 2023
Un projet réalisé grâce au soutien financier du Fonds de maintien des actifs stratégiques en tourisme (FMAST) de Tourisme Montréal, avec la participation financière du gouvernement du Québec.