Entrevue avec Wanda Koop
Wanda Koop devant Portail de la mer Noire – orange crépusculaire (détail), 2023, acrylique sur toile, 303,5 x 405,1 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Night Gallery. © Wanda Koop. Photo Lindsey Koepke
Pour sa première exposition individuelle dans un musée québécois, Wanda Koop dévoile un nouveau corpus d’œuvres. Avec la lune qui voit tout en guise de motif central, cette exposition nous invite à réfléchir à notre relation avec l’histoire, la mémoire et les tourments de notre époque. Wanda Koop : QUI POSSÈDE LA LUNE, à l’affiche du 11 avril au 4 août 2024, est accompagnée d’une publication dans laquelle Mary-Dailey Desmarais, conservatrice en chef du MBAM et commissaire de l’exposition, s’est entretenue avec l’artiste. Découvrez en exclusivité quelques extraits de cette entrevue.
Cette exposition réunit un ensemble de nouvelles œuvres : QUI POSSÈDE LA LUNE. J’aimerais beaucoup que vous me parliez de la genèse et des sources d’inspiration du projet.
Ça remonte à mon enfance, je crois; j’ai été élevée au sein d’une famille d’immigrants qui a dû quitter l’Ukraine pendant la révolution russe. Les familles de ma mère et de mon père étaient assez fortunées, mais elles ont tout perdu du jour au lendemain. Quand la guerre a commencé entre [Vladimir] Poutine et l’Ukraine [...], j’ai compris pour la première fois le chagrin de mes parents [...] Je me suis remémoré l’année où je suis retournée en Ukraine pour retrouver les domaines familiaux de mes parents, notamment la tombe de ma grand-mère, en 1997.
Qu’est-ce qui a suscité cette visite en 1997?
Mes parents parlaient tout le temps de l’Ukraine et de la vie qu’ils y avaient menée; ma mère et mon père étaient habités d’une sorte de tristesse profonde. Je me disais à cette époque que ma mère pourrait tourner la page et retrouver la sérénité si je pouvais la ramener là-bas. Elle avait soixante-dix-neuf ans à ce moment, et nous avons fait un voyage vraiment incroyable. Nous avons retrouvé 98 % des domaines et des maisons, mais pas la tombe de ma grand-mère, malheureusement. Elle avait été recouverte d’asphalte pour créer une aire de stationnement environ deux semaines avant notre arrivée.
Cette situation a dû être très difficile.
Oui, mais j’ai fini par produire des centaines de notes et de petites peintures uniquement par l’observation. C’est de cette façon que j’aborde tout, mon travail est fondé sur l’observation et la transposition.
Les dessins que vous avez faits ont-ils inspiré les œuvres actuelles?
Oui, en quelque sorte. Quand la guerre avec Poutine a commencé, j’ai dit à mon ami William Eakin, qui travaille ici [dans l’atelier de Winnipeg] : « Je suis sans mots, je ne sais pas du tout comment faire face à cette situation. » Et il m’a répondu : « Eh bien, tu as un tiroir rempli de centaines de petites peintures ici. Tu y trouveras peut-être une piste. » J’ai donc passé l’été entier avec ces petites peintures au [parc national du] mont Riding [Manitoba], mais je n’arrivais pas vraiment à les saisir. Ça me semblait trop pénible. Ensuite, durant les dernières semaines, je les ai regardées encore une fois et je me suis rendu compte qu’il y en avait une du cimetière de Zaporijjia, où nous avions cherché la tombe de ma grand-mère. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à prendre des notes sous forme de peintures, ce qui a fini par mener à cet ensemble d’œuvres plus important. Mais je ne voulais pas forcément qu’elles parlent de la guerre. Je voulais qu’elles parlent de la vie, et de tout ce concept de l’être humain qui veut posséder. J’ai donc commencé à y penser dans une perspective plus large et j’ai choisi le titre QUI POSSÈDE LA LUNE. C’était une prise de position et le début de quelque chose de bien plus vaste qui, j’espérais, pourrait toucher les esprits en ce moment.
Penchons-nous sur la poésie du titre QUI POSSÈDE LA LUNE et votre décision d’omettre le point d’interrogation et d’utiliser les majuscules. Pourquoi était-ce important pour vous?
J’aime le titre tout en majuscules parce que l’effet visuel est vraiment beau. Je l’imaginais en lettres capitales dès le début. Je le voyais comme un poème en tant que tel et une affirmation. Ce n’est pas « Qui possède la lune? », mais bien « QUI POSSÈDE LA LUNE ». Pour moi, cette formulation permet d’élargir le champ de réflexion en quelque sorte. Je ne sais pas si je l’explique bien, mais je crois que le titre est large et se prête à diverses interprétations. Bien sûr, on parle aujourd’hui d’exploitation minière sur la lune et d’autres choses de ce genre, alors les gens vont se poser cette question, j’imagine, mais ma réflexion va plus loin. Je pense à cette manière pure dont la lune se transforme en nous, est nous, pour ainsi dire. Elle se fait le miroir de notre planète, et chaque personne la regarde tous les soirs. La lune appartient à tout le monde, tout comme la terre. Et je pense qu’en omettant le point d’interrogation, le titre offre un espace très, très vaste sur le plan psychologique. Il ne limite pas les œuvres à la guerre en Ukraine ou à tous les autres terribles événements actuels. Il nous donne de la latitude. S’il était formulé sous forme de question, il exigerait une réponse. Et il n’existe pas de réponse à ma question, selon mon interprétation.
Parlons des œuvres de l’exposition. Vous souvenez-vous de la première que vous avez décidé d’inclure dans la série QUI POSSÈDE LA LUNE?
Oui, j’ai commencé par les petites peintures. Il y en aura plusieurs dans l’exposition, notamment les croix et les fleurs du cimetière. D’autres tableaux, comme Arbre fantôme, Voile et Rose noire, ont en fait été peints tout au début de la guerre, quand je ne pensais pas vraiment à un ensemble d’œuvres encore. J’ai été étonnée plus tard de voir à quel point ces peintures rejoignaient le langage de la série QUI POSSÈDE LA LUNE.
En plus des tableaux individuels, vous avez inclus des œuvres en plusieurs parties dans l’exposition, comme le quadriptyque Somnambulisme. Quelle est la source d’inspiration de cette œuvre et pourquoi avez-vous décidé de la composer de quatre toiles?
C’est un poème et un hommage à ma grand-mère et à ma mère. Je pourrais vous en dire plus, mais je me demande parfois si je justifie trop l’œuvre si j’explique d’où m’est venue l’idée, parce que certains aspects sont très tristes, ou très éprouvants et personnels. Je ne sais pas si le public devrait le savoir à l’avance. Qu’en pensez-vous?
Je suis d’accord avec vous sur le fait que le public doit avoir la liberté de vivre sa propre expérience en regardant le tableau. Cela dit, je pense aussi qu’il serait intéressant, dans le contexte de cet entretien, de comprendre votre relation personnelle avec ces peintures.
Bon, alors, quand j’étais petite, il y avait une tresse dans un tiroir à la maison, qui appartenait à ma grand-mère qui était décédée en Ukraine. Sa mort avait tellement affligé mon grand-père qu’il avait coupé sa tresse et l’avait apportée au Canada. Enfant, je ne comprenais pas vraiment ce que cette tresse signifiait, mais elle était rangée dans une boîte, enveloppée dans un morceau de tissu. C’était une belle tresse de couleur châtain. Après l’école, je courais en haut, j’ouvrais le tiroir, je dépliais le tissu et j’observais cette magnifique tresse rangée dans une longue boîte étroite. Je fermais les yeux et je voyais une belle femme dans un bateau, à l’image d’Ophélie, et, je ne sais pas trop pourquoi, mais je ressentais une espèce de nostalgie. Je voulais voir cette image tous les jours. J’ai joué avec la tresse jusqu’à l’adolescence. Je me souviens d’être rentrée un jour, d’avoir ouvert la boîte et de m’être rendu compte avec effroi que cette tresse appartenait à une personne morte. Je ne pouvais plus la voir. J’ai replié le tissu et j’ai fermé le tiroir, qui est devenu quelque chose dont je ne pouvais plus m’approcher. J’ai encore la tresse, mais je ne l’ai pas regardée depuis. C’est l’une de ces choses que je ne comprends pas tout à fait, même si je sais que ce sont les cheveux de ma grand-mère. Le premier panneau fait donc allusion à ça. J’ai peint une immense tresse, comme un vortex.
Wanda Koop (née en 1951), Somnambulisme – tresse, point de croix, filet de sang, fleurs, 2023, acrylique sur toile, 121,9 x 274,3 cm (chaque tableau). Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Night Gallery. © Wanda Koop. Photo William Eakin
Le panneau suivant, curieusement, est lié à cette même grand-mère, qui avait confectionné une superbe couverture pour ma mère lorsqu’elle était enfant. Quand ma mère est arrivée au Canada en bateau, elle était enveloppée dans cette couverture, et quand elle est décédée à l’âge de quatre-vingt-seize ans, elle a été enterrée dans cette couverture. J’ai donc nommé ce panneau Point de croix et je l’ai peint comme de la mousseline brodée de points blancs. Le point que cousait ma grand-mère ressemblait plutôt à un X, mais je l’ai tourné; il est étroitement lié aux premières œuvres de cet ensemble, qui comportent des croix de cimetière. Pour le troisième panneau, j’ai peint un filet rouge, un peu comme un filet de sang qui traverse le centre du tableau.
Dans le dernier panneau, je reviens à ma mère et à ma grand-mère. Ma mère me racontait souvent qu’elle voulait rejoindre sa mère lorsqu’elle était en train d’être enterrée après son décès. Elle avait ramassé des fleurs et les lançait dans la tombe; elle m’a dit qu’elle voulait s’y jeter. Étrangement, la semaine avant de réaliser cette peinture, j’ai officié lors de la cérémonie funéraire de l’un de mes amis, et nous jetions des fleurs aux couleurs vives sur son cercueil. Sa femme, ma très chère amie, m’a dit : « Je me sentais attirée, comme si je voulais me lancer dans la tombe. » Je me suis souvenue que ma mère m’avait dit la même chose. En voilà donc l’origine, mais je pense que c’est une œuvre qui est aussi pleine d’espoir, finalement. On peut l’interpréter de nombreuses manières. Je veux permettre aux gens de la voir de leur point de vue.
Le tableau représentant un filet de sang, qui fait partie de Somnambulisme, m’amène à vous interroger sur toutes les façons dont vous utilisez les lignes dans vos œuvres. Même certaines de vos peintures les plus abstraites, les paysages notamment, sont marquées de lignes qui contrastent fortement avec l’arrière-plan. Que ce soient des bandes verticales ou des gouttes rappelant des larmes, ces lignes imposent au public la matérialité de la peinture en soi, mais elles incarnent aussi des passages, des portails ou des ouvertures vers un ailleurs, hors du cadre. Pouvez-vous me parler du rôle de ces bandes dans les différentes séries présentées dans l’exposition?
Oh, c’est un sujet très, très vaste. Ça remonte à si loin pour moi, aux œuvres de repères visuels inspirées des viseurs d’armes à feu utilisées lors de la guerre du Golfe. Je pense que c’est à peu près le point de départ, mais avec le temps, au lieu d’envisager ces lignes d’une manière plus simpliste, j’ai commencé à les voir comme des hublots ou des lieux de réflexion qui pouvaient exister au sein de cette construction mentale, ce qui permet d’aller ailleurs dans un tableau. Les œuvres de l’exposition comportant de grandes fenêtres poussent et tirent, elles flottent vers l’avant, et tout d’un coup on y entre, on se déplace autour, et on peut s’y engager plus loin. Elles laissent une grande liberté de mouvement autour d’elles.
Wanda Koop (née en 1951), Portail de la mer Noire – rouge lumineux, 2023, acrylique sur toile, 303,5 x 328,9 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Night Gallery. © Wanda Koop. Photo William Eakin
À propos de se déplacer, l’une des séries exposées est composée de quatre très grandes peintures représentant une côte de la Crimée, vue depuis le rivage opposé de la mer Noire. Je suis curieuse de savoir ce qui vous a attirée vers cet endroit.
C’est intéressant, car c’est la première fois que j’ai réalisé une œuvre qui comporte une vraie référence géographique, à un littoral précis. J’ai connu cet endroit notamment parce que ma famille a passé beaucoup de temps en Crimée, et j’ai fini par y aller. Et dire qu’aujourd’hui, c’est en grande partie là que tout se passe. C’est un lieu d’une beauté bouleversante, mais en même temps, on en parle d’une façon si tragique de nos jours. Il est très important pour moi.
Dans la série Objets d’intérêt, qui est présentée dans l’exposition, deux tableaux de la lune sont juxtaposés à deux tableaux d’un satellite, ce qui crée un contraste entre l’observation de la lune et la surveillance territoriale possiblement menaçante. Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser aux satellites?
En travaillant aux œuvres de QUI POSSÈDE LA LUNE, je me disais qu’elles étaient très liées à ce qui se passait en Ukraine, et je voulais qu’elles expriment quelque chose de plus vaste. Il y a des années, j’ai commencé à faire des dessins de la Station spatiale internationale à l’encre noire, d’après des images circulant dans les médias. Je les ai juste mis dans un tiroir. Je n’en ai rien fait, je ne les ai montrés à personne.
Mais quand je me suis mise à réfléchir à toute cette notion de la lune et de la guerre, j’ai recommencé à penser à la Station spatiale. Cette toute petite chose dans l’espace est peut-être notre plus grande réalisation en tant qu’êtres humains. On envoie des gens dans l’espace, dans cette immensité et cet inconnu. Dans un sens, ce minuscule engin qui se déplace représente comment nous nous déplaçons sur la terre. Je me suis intéressée davantage à ça quand le ballon-espion a été abattu au-dessus des États-Unis, et je me suis rendu compte que j’avais peint un tableau de la lune qui était presque identique à l’image de ce ballon. Je me suis dit que c’était vraiment étrange. Je pensais que je peignais la lune, mais peut-être que je peignais simplement des objets d’intérêt. C’est cette réflexion qui est au cœur des quatre peintures qui composent l’œuvre.
Qu’aimeriez-vous que le public retire de l’exposition?
Je ne peux pas le prévoir. J’espère que les gens pourront réagir aux œuvres et que celles-ci les toucheront sur un plan très personnel, c’est probablement tout ce que je peux souhaiter. Je ne peux pas dire ce qu’une personne devrait ressentir ou penser, ce n’est pas mon objectif. Je pense que l’art, sous toutes ses formes, est un don, ou une preuve, de notre humanité. Je crois que je l’ai mentionné à quelques personnes au cours de ma carrière, mais je pense souvent à tous les artistes du monde entier qui créent de l’art aujourd’hui et ça me remplit d’une sorte de joie, de calme, c’est quelque chose de très fort dans un sens, alors que dire de plus? Ce qui existe à l’intérieur de nous est tellement plus grand que toutes les guerres, que toutes les armées du mal, peu importe comment on le décrit, ou que toute l’horreur, le côté sombre de notre humanité. Je pense que l’art en soi, c’est ce qu’il y a de plus puissant et de plus porteur d’espoir de nos jours.
Wanda Koop (née en 1951), Quatuor ukrainien – centrale électrique, 2023, acrylique sur toile, 213,4 x 213,4 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Night Gallery. © Wanda Koop. Photo William Eakin
À propos de l’artiste
Wanda Koop vit et travaille à Winnipeg. Elle est l’une des artistes canadiennes les plus réputées et a fait l’objet de plus de 60 expositions monographiques. Ses œuvres ont été présentées au Canada, aux États-Unis, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Inde, au Brésil, en Chine, au Japon et en Italie. En plus de son travail artistique, Wanda Koop est une militante active. En 1998, elle a fondé Art City, centre d’art communautaire offrant des activités gratuites aux jeunes du centre-ville de Winnipeg.
À propos du catalogue de l’exposition
Publié par le Service des éditions scientifiques du MBAM sous la direction de Mary-Dailey Desmarais, conservatrice en chef du MBAM et commissaire de l’exposition, un catalogue bilingue (français et anglais) rassemble les reproductions en couleurs de toutes les toiles présentées dans l’exposition, de même qu’un essai de Mary-Dailey Desmarais sur l’œuvre de Wanda Koop, en plus de l’entretien avec l’artiste. Il sera en vente en exclusivité à la Boutique-Librairie du MBAM dès l’ouverture de l’exposition. Les Membres du Musée bénéficieront d’un rabais de 10 % sur le prix de vente.
Wanda Koop : QUI POSSÈDE LA LUNE
11 avril – 4 août 2024
Crédits et remerciements
Une exposition organisée par le Musée des beaux-arts de Montréal. Le commissariat est assuré par Mary-Dailey Desmarais, conservatrice en chef du MBAM.
Le MBAM reconnaît l’apport essentiel de son commanditaire officiel, Peinture Denalt, ainsi que celui de son partenaire média, La Presse.
Cette exposition a été réalisée en partie grâce à la participation financière du Conseil des arts du Canada, du Conseil des arts de Montréal et du gouvernement du Québec.
Le MBAM souligne la générosité de celles et ceux qui soutiennent sa programmation, notamment les donatrices et les donateurs des Cercles philanthropiques de sa Fondation.