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25 octobre 2022

Esteban Jefferson et la notion d’effacement dans le monde muséal

Esteban Jefferson (né en 1989), Flâneuse, de la série « Petit Palais », 2020, huile et mine de plomb sur toile, 167,6 x 213,4 cm. MBAM, promesse de don du Dr Paul Marks et de sa famille. Photo MBAM, Jean-François Brière

Grâce à une promesse de don du Dr Paul Marks et de sa famille, le MBAM est en voie d’acquérir Flâneuse, une toile de l’artiste américain Esteban Jefferson qui soulève des réflexions sur des enjeux identitaires comme la représentation des minorités visibles dans les institutions muséales.

Alexandrine Théorêt

Conservatrice adjointe de l’art moderne et contemporain international

Esteban Jefferson vit et travaille à New York, où il est né en 1989. Passionné par le dessin depuis son plus jeune âge, il a rapidement été initié à l’art contemporain et a pris conscience de la possibilité de devenir un artiste professionnel en visitant de nombreuses expositions avec ses parents. Il a étudié à Columbia, université réputée où il a obtenu un baccalauréat en arts visuels en 2011 et une maîtrise en 2019.

L’œuvre Flâneuse fait partie de la série « Petit Palais », inspirée d’une visite au musée parisien du même nom et fruit d’une réflexion sur la notion d’effacement dans le monde muséal. Lors de cette visite, Jefferson remarque que la majorité des œuvres exposées sont accompagnées de textes qui font état de recherches exhaustives. Toutefois, son œil est attiré par deux bustes de sujets africains qui occupent un emplacement peu avantageux. Placés derrière la billetterie, ils se perdent dans un véritable « fouillis muséal », sont entourés de signalisation, de bureaux et d’écrans. Leur titre, Buste d’Africain et Buste d’Africaine, semble avoir été choisi de façon expéditive et, comme Jefferson le découvrira plus tard, la recherche effectuée à leur sujet n’est pas non plus très poussée. Les œuvres ont été négligemment datées du XIXe siècle, et aucune information n’est donnée sur l’identité des personnages représentés ni celle de l’artiste. Après avoir mené sa propre enquête, Jefferson conclut qu’elles ont plutôt été réalisées au XVIIe siècle, à Venise, et qu’elles ont été offertes au musée par un collectionneur dans les années 19401.

Hall du Petit Palais. Photographie © Slash

La série « Petit Palais » suscite des questionnements sur la représentation des personnes noires au sein des musées occidentaux. À travers ce projet, l’artiste aborde les conventions colonialistes de l’affichage muséal et cherche à réparer un préjudice causé par l’institution. Il espère ainsi ouvrir un dialogue avec cette dernière qui permettra de repenser la présentation des bustes. Ici, Jefferson s’attarde aux rencontres fortuites entre les œuvres, le public et le personnel du Petit Palais. Il représente des visiteurs qui, s’affairant à des tâches banales, circulent autour des bustes sans leur porter attention. Dans Tarifs réduits (2020), par exemple, on observe un groupe de personnes rassemblées autour de la billetterie, attendant pour payer leur entrée. Ces scènes sont inspirées de moments dont l’artiste a été témoin au musée.

Esteban Jefferson (né en 1989), Tarifs réduits, de la série « Petit Palais », 2020, huile sur lin, 182,9 x 274,3 cm. Galerie Tanya Leighton

Les tons de rose et de beige qui composent l’atmosphère de Flâneuse évoquent le hall du Petit Palais, dont les murs sont couverts de marbre rose. Fidèle à son habitude, Jefferson laisse une grande partie de la toile « inachevée ». « J’aime l’idée de ne pas tout peindre et de me concentrer uniquement sur la partie qui mérite d’être travaillée2 », explique-t-il.

Le titre de l’œuvre fait directement référence au flâneur de Baudelaire : observateur solitaire de la vie moderne qui déambule dans les rues de la ville, cherchant à « tirer l’éternel du transitoire3 ». Ainsi, Flâneuse met en scène une femme blanche d’un certain âge rivée à son téléphone, indifférente au buste qui se trouve tout près d’elle. Ses mains et sa tête sont peintes avec précision, tandis que sa robe fleurie se dissout dans l’arrière-plan, où s’esquisse vaguement le buste de la femme africaine. Aucune relation n’est établie entre les deux personnages. Le téléphone, au premier plan, est le seul objet qui semble digne d’intérêt pour la visiteuse.

On retrouve dans Flâneuse la finesse du travail à l’huile de Jefferson et la touche minutieuse qu’il apporte aux détails, même là où la toile est à peine effleurée par le pinceau. Cette œuvre est un ajout de premier plan à notre collection d’art contemporain, parce qu’elle s’arrime aux grandes questions qui traversent la production de l’artiste, mais aussi parce qu’elle représente pertinemment les défis auxquels font aujourd’hui face les institutions muséales.

1 Le Petit Palais a depuis apporté les modifications nécessaires sur son site web grâce aux informations transmises par l’artiste.

2 Traduction libre. Source : https://www.artnews.com/art-in-america/features/esteban-jefferson-portraits-of-the-petit-palais-1234593332/

3 Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », dans L’art romantique, 1885, Calmann Lévy, Paris, p. 22.

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