Idris Khan et l’accumulation mélodique
Idris Khan (né en 1978), Écouter la version de Glenn Gould des « Variations Goldberg » en pensant à Carl Andre (détail), 2010, acier bleui, travaillé au jet de sable, 2/2, 130 x 990 x 120 cm. MBAM, don de Pierre Bourgie. © Idris Khan. Photo courtesy of the artist and Victoria Miro
Grâce à la générosité de Pierre Bourgie, deux œuvres majeures de l’artiste britannique Idris Khan font désormais partie de la collection du Musée. Combinant arts visuels et musique, elles stimulent notre réflexion sur l’appropriation en art et sur le dévouement des artistes à leur pratique.
Né à Birmingham en 1978, Idris Khan vit et travaille à Londres. En 2017, il est nommé officier de l’ordre de l’Empire britannique pour services rendus à l’art. Inspiré par l’histoire de l’art, la musique et les textes philosophiques et théologiques, Khan déploie son œuvre autour de différentes techniques, comme la sculpture, la peinture et la photographie. Il est reconnu pour sa maîtrise des procédés de superposition, grâce auxquels il parvient à ce que l’on pourrait considérer comme « l’essence d’une image ». En effet, pour réaliser ses œuvres, l’artiste juxtapose images, notes de musique et mots. Lorsqu’il applique cette technique aux pages d’un livre, par exemple, il crée une tension entre la lisibilité et l’accessibilité du texte : bien que celui-ci puisse encore être vu d’un coup dans son ensemble, l’avalanche d’informations visuelles accumulées par Khan rend son contenu indéchiffrable. Ces amalgames se présentent comme une sorte de palimpseste créé par l’intervention cumulative de l’artiste.
Idris Khan. Photo Andrew Farrar
À partir de divers documents sources, Khan réalise des œuvres entièrement nouvelles qui évoquent les thèmes de la mémoire, de la créativité et de la superposition d’expériences. Les « matériaux de base » qu’il utilise – que ceux-ci soient issus de partitions musicales, de livres ou d’œuvres appartenant à l’histoire de l’art – composent des créations qui remettent en question les modes d’appropriation, de même que les notions de religion, d’attribution des œuvres ou encore d’abstraction.
Si Khan s’approche de la destruction en retravaillant les éléments d’origine jusqu’à les rendre presque méconnaissables, il rend aussi hommage à celles et ceux qui les ont initialement créés. Ses œuvres gardent la trace du dévouement, voire de l’obsession des artistes envers leur sujet ou leur pratique artistique. Ainsi, à plusieurs reprises, il s’est penché sur le travail des photographes Bernd et Hilla Becher, reconnus pour leurs photographies qui répertorient et immortalisent diverses structures industrielles, comme des châteaux d’eau ou des silos.
À gauche : Bernd Becher (1931-2007) et Hilla Becher (1934-2015), Gaz Tanks, 1965-2009, épreuve à la gélatine argentique sur papier. Tate Gallery, London, purchased with funds provided by Tate International Council, the Photography Acquisitions Committee, Tate Members and Tate Patrons, 2015. © Estate Bernd & Hilla Becher, represented by Max Becher. Photo Tate
À droite : Idris Khan (né en 1978), Homage to Bernd Becher, 2007, épreuve à la gélatine argentique, 49,8 x 39,7 cm. The Solomon R. Guggenheim Museum / New York, NY / USA, purchased with funds contributed by the Photography Committee, 2007. © Idris Khan. Photo The Solomon R. Guggenheim Foundation / Art Resource, NY
En condensant en une seule photographie tous les éléments issus d’un inventaire des Becher, Khan a produit une image fantomatique qui évoque le passage du temps. Les légères différences entre chacune des structures photographiées par les Becher, une fois superposées, donnent une impression de mouvement à l’ensemble. Plus encore, puisque les lignes et les contours ont été rendus plus flous par ce procédé, les « photographies-amalgames » de Khan présentent certaines particularités propres au dessin.
Les deux œuvres offertes au Musée font référence à la musique. L’intérêt de Khan pour cette forme d’art provient de sa proximité avec la photographie qui, elle aussi, agit comme un déclencheur de la mémoire et du souvenir. Qui plus est, ces œuvres sont issues d’un pan particulier de la production de Khan, d’une période où il s’est inspiré d’artistes et de compositeurs minimalistes comme Agnes Martin, Robert Ryman, Carl Andre, Philip Glass et Steve Reich.
Different Trains’ January Twenty Third 2010
Par la juxtaposition des pages de la partition de Different Trains (1988), de Steve Reich, Khan dévoile les mutations qui apparaissent graduellement dans le rythme et les lignes mélodiques de la partition de cette pièce pour quatuor à cordes et bande magnétique. Reich y fait un parallèle entre les trains qu’il prenait enfant pour visiter ses parents divorcés entre New York et Los Angeles, et ceux qui, à la même époque, se rendaient dans les camps de concentration en Europe. Étant lui-même juif, le compositeur a réfléchi aux trains bien différents qu’il aurait empruntés s’il avait vécu en Europe plutôt qu’aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale.
Idris Khan (né en 1978), Different Trains’ January Twenty Third 2010 [« Different Trains », le vingt-trois janvier 2010], 2011, épreuve à développement chromogène marouflée sur aluminium, 3/6, 169,6 x 169,5 cm. MBAM, don de Pierre Bourgie. © Idris Khan. Photo MBAM, Jean-François Brière
Pour réaliser Different Trains’ January Twenty Third 2010, Khan a superposé entre 20 et 30 photographies, rendant ainsi les notes de musique presque inintelligibles. Malgré tout, l’œuvre est particulièrement expressive et l’oreille cherche le son lorsque le regard se promène sur la partition. Après une observation minutieuse, les taches floues disparaissent au profit de notes qui semblent se déplacer sur le mur : on a soudainement l’impression de pouvoir embrasser d’un seul coup d’œil la pièce musicale en entier. Le rythme occupe ici une place essentielle. À la fois musical et visuel, il se profile dans les notes qui demeurent visibles et dans leurs interstices, de même que dans les portées et entre les systèmes de la partition.
Écouter la version de Glenn Gould des « Variations Goldberg » en pensant à Carl Andre
Cette œuvre imposante dont le titre fait à la fois référence à la musique et aux arts visuels est composée de 30 panneaux d’acier posés à l’angle du sol et du mur, traversés en leur centre par une accumulation de lignes mélodiques devenues illisibles. Il s’agit en fait des lignes de la partition des Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach superposées les unes sur les autres à différentes intensités. La pièce pour clavier compte parmi les plus connues et les plus abouties du compositeur allemand et représente pour plusieurs le summum de l’écriture contrapuntique. Le choix de la version interprétée par Glenn Gould n’est pas anodin, puisque le célèbre pianiste canadien a grandement popularisé la pièce par les interprétations qu’il en a faites. « Je suis fasciné par Glenn Gould – par la personne, le pianiste et le musicien qu’il était. Il revisitait tout à sa manière dans sa musique, et c’est ce que je tente aussi de faire dans mon art… Il n’est pas question de s’approprier le travail des autres, mais de reprendre certaines de leurs idées1 », explique Khan.
Idris Khan (né en 1978), Écouter la version de Glenn Gould des « Variations Goldberg » en pensant à Carl Andre, 2010, acier bleui, travaillé au jet de sable, 2/2, 130 x 990 x 120 cm. MBAM, don de Pierre Bourgie. © Idris Khan. Photo courtesy of the artist and Victoria Miro
En effet, la synthèse des Variations Goldberg proposée par Khan est inspirée d’enregistrements studio dans lesquels on entend le pianiste excentrique répéter sans relâche, de manière presque obsessive, ses partitions. Ce travail constant d’interprétation et de réinterprétation de motifs familiers qu’exécutent les musiciens a attisé la fascination de l’artiste, qui en a fait le sujet de son œuvre.
Écouter la version de Glenn Gould des « Variations Goldberg » en pensant à Carl Andre fait également référence à l’artiste minimaliste américain Carl Andre et à son œuvre Fall (1968). Khan mêle ici l’aspect brut du matériau industriel privilégié par Andre avec la délicatesse de la notation musicale de Bach. Par un acte de suppression brutale, le sablage, l’artiste a rehaussé l’esthétique minimaliste des panneaux d’acier d’une touche poétique. En outre, la superposition des portées fait en sorte qu’on y devine la partition, en restant toutefois devant l’impossibilité d’en lire les notes.
Carl Andre (né en 1935), Fall, 1968, 21 panneaux d’acier laminé à chaud, 180 x 1 490 x 180 cm. The Solomon R. Guggenheim Museum / New York, NY / USA, Panza Collection, 1991. © Carl Andre / SOCAN (2023). Photo The Solomon R. Guggenheim Foundation / Art Resource, NY
1 Khan, cité dans NOWNESS Asia. Traduction libre. Source : https://www.nowness.asia/story/composites-attract