L’esthétique du quotidien
Tom Wesselmann (1931-2004), étude pour Mouth #10, 1967, liquitex sur dessin à la mine de plomb, 47 x 42,4 cm. MBAM, don de la succession Tom Wesselmann. © Estate of Tom Wesselmann / Artists Rights Society (ARS), NY / CARCC Ottawa 2024. Photo MBAM
À l’affiche jusqu’en juillet 2024, l’exposition Pop la vie! présente des œuvres emblématiques et d’autres moins connues du pop art appartenant à la collection du Musée des beaux-arts de Montréal. Elle réunit notamment des installations, des sculptures, des peintures, des estampes et des dessins réalisés par des artistes du Québec, du reste du Canada, des États-Unis et d’ailleurs. Ces œuvres, dont certaines seront montrées pour la première fois, côtoieront des objets de la collection d’arts décoratifs et de design du MBAM.
En 1957, un des fondateurs du mouvement, l’artiste britannique Richard Hamilton, a défini le pop art comme suit :
Populaire (conçu pour les masses), éphémère (solution à court terme), jetable (facile à oublier), bon marché, fabriqué en série, frais (destiné aux jeunes), plein d’esprit, sexy, tape-à-l’œil, attrayant, payant1.
Apparu en Grande-Bretagne et aux États-Unis dans la deuxième moitié des années 1950, le pop art a atteint son apogée dans les années 1960 et continué de se répandre partout dans le monde, y compris au Canada et au Québec, durant la décennie suivante. Cette période de grandes réformes politiques, économiques, culturelles et sociales, de développement du commercialisme, de la technologie, des médias et de la fabrication en série, a donné lieu à une expérience urbaine dynamique et stimulante.
Les artistes pop se sont inspirés de cette effervescence – et d’une réalité extérieure qu’ils souhaitaient magnifier et critiquer tout à la fois – pour inventer une forme d’art radicale. Le mouvement pop était révolutionnaire à plusieurs égards. Premièrement, il a forgé une mentalité axée sur la remise en question de la réification de l’art, mentalité dont l’influence se fait encore sentir aujourd’hui. Deuxièmement, en puisant ses sujets dans la culture populaire, il a brouillé la frontière entre high art (art majeur) et low art (art mineur). Et troisièmement, il représentait une révolution formelle, notamment dans son usage caractéristique des couleurs vives, des lignes, des aplats, du recadrage, de la grande échelle, des surfaces lisses et brillantes, du texte et du travail en séries et en lots, autant de procédés qui étaient facilités par les techniques d’impression commerciales. Cet usage de méthodes qui imitaient les médias de masse, que ce soit les journaux ou la télévision, a également contribué à la fusion du high art et du low art.
Le bombardement d’images et l’énergie palpitante du milieu urbain se traduisent dans le pop art par des sujets variés, comme les objets de tous les jours, les produits associés à des marques, l’actualité, les célébrités et les archétypes féminins – allant de la mère à l’objet sexuel en passant par la ménagère et l’héroïne de bandes dessinées –, tous cadrés et présentés pour la consommation. Les thèmes typiques du mouvement sont illustrés dans les diverses parties de l’exposition décrites ci-dessous.
Vénus, vamps, vertus
Les artistes pop masculins objectifiaient la femme à l’extrême. Le créateur québécois Gilles Boisvert, par exemple, s’inspirait abondamment de la tradition classique consistant à reproduire les formes féminines. Ses œuvres sont typiques du pop art en ce qu’elles emploient des couleurs éclatantes et brillantes, des contours nets et des aplats. Les images qu’elles illustrent reflètent d’une certaine façon la révolution sexuelle qui a coïncidé avec l’invention de la pilule contraceptive et le mouvement d’émancipation des femmes des années 1960. Tom Wesselmann s’inscrit aussi dans cette tendance : dans son étude pour Mouth #10 (en en-tête), il a recours au recadrage pour attirer l’attention sur la bouche ouverte d’une femme aux lèvres rouge vif laissant voir la langue. L’anonymat de cette image à connotation érotique efface toute dimension humaine. Les mentalités ont évolué depuis et l’utilisation immodérée de clichés où le corps féminin est un objet destiné à la consommation est aujourd’hui dénoncée et remise en question.
Acheter, acheter, répéter
Réalisé entre 1947 et 1952 environ, l’album de collages « Bunk » résume bien la fascination de l’artiste écossais Eduardo Paolozzi pour la culture populaire, la technologie et le consumérisme états-unien dans toute sa splendeur. Des tirages de certains de ces collages ont été réalisés ultérieurement, en 1972. Le matériel imprimé qui a servi à ces compositions dynamiques était tiré de magazines et de romans à sensation donnés par des soldats états-uniens basés à Paris après la Deuxième Guerre mondiale. En créant du grand art à partir d’une combinaison de sujets vernaculaires, Paolozzi, avec l’album « Bunk », était un précurseur du pop art. Ses planches renvoient à des éléments thématiques de Pop la vie!, dont des publicités, diverses figures féminines, des personnages de dessins animés et d’autres images de la culture populaire.
Michel Leclair a pour sa part reproduit des devantures de magasins qui se trouvaient sur le Plateau-Mont-Royal dans les années 1970 dans sa série « Les vitrines ». Ici, messages publicitaires et produits s’entassent dans une composition structurée par une rangée de sacs de pommes de terre de l’Île-du-Prince-Édouard et deux enseignes de Coca-ColaMD. Par l’ajout de mots et de formulations comme « FRAIS » et « PRIX SPÉCIAUX », l’artiste s’approprie non seulement certains des codes de la publicité, mais il rend aussi son œuvre plus accessible au public. Avec son titre alléchant, « Une patate dans sauce, pis un coke! », cette sérigraphie propose une réflexion pleine d’esprit sur le consumérisme, tout en faisant un clin d’œil à la culture populaire du Québec.
Les choses
En tant que fondateur du centre d’artistes autogéré Atelier libre 848 (aujourd’hui l’Atelier Graff) en 1966, Pierre Ayot est connu pour avoir contribué à relancer la pratique de la gravure à Montréal. Ses représentations récurrentes de marques de produits de consommation et d’objets de la vie quotidienne avec les caractéristiques formelles du pop art l’associent étroitement au mouvement, tout comme son exploration du rôle de la publicité et de la consommation dans la société. Pollo allo spiedo est la parfaite incarnation de l’objet banal au service de l’art. À l’intérieur de l’objet trouvé que constitue le four, Ayot présente, non sans humour, une vidéo de 2 heures jouant en boucle dans laquelle on voit un poulet rôtir en temps réel.
Piques politiques
Au temps du pop art, les actualités étaient déjà diffusées par des médias de toutes sortes. Kent State de Richard Hamilton montre un étudiant de la Kent State University, dans l’État de l’Ohio, qui a été blessé le 4 mai 1970 au cours d’une manifestation contre la participation des États-Unis à la guerre au Vietnam et au Cambodge. Lors de cet événement historique, des membres de la garde nationale de l’Ohio ont tué quatre étudiantes et étudiants non armés et en ont blessé neuf autres. La photographie non retouchée d’un écran de téléviseur prise pendant la diffusion de la nouvelle de la tuerie a été utilisée pour commémorer cet épisode troublant.
Plastique à gogo
Les avancées technologiques dans l’industrie chimique ont mené à la production de nouveaux types de plastique et à de nouvelles façons de fabriquer des objets destinés à la consommation de masse. Les concepteurs, les conceptrices et les artistes ont donc pu travailler avec des matériaux inédits et bon marché tels que le caoutchouc mousse et le plastique stratifié.
Première chaise entièrement faite de plastique d’un seul tenant, la chaise Panton créée par Verner Panton en 1960 constitue un jalon dans l’histoire de la conception de meubles. Sa structure durable en porte-à-faux, son design empilable et son matériau teint au fini lustré facile à nettoyer en font un siège qui peut être utilisé aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. En 1967, son concept a été adapté en vue d’une production en série dans un éventail de couleurs en collaboration avec le fabricant de meubles Vitra.
Une maison pleine de pop
Tout au long de l’exposition, et plus particulièrement dans les parties consacrées au plastique et au décor du salon, la juxtaposition d’œuvres d’art et d’objets tirés de la collection d’arts décoratifs et de design du Musée accentue l’effet, la cohérence et la fluidité de l’esthétique pop. Les lignes épurées, les couleurs vives et les motifs audacieux, que l’on retrouve notamment dans le canapé modulaire Safari d’Archizoom Associati, prédominent dans ces arrangements mettant en valeur les innovations technologiques et les matériaux de l’époque qui ont rendu les produits plus abordables.
L’ère spatiale
La tension palpable de la guerre froide et la course à l’espace qui s’en est suivie ont inspiré des figurations originales réelles et imaginaires dans toutes les disciplines de l’art. James Rosenquist était fasciné par l’exploration spatiale et le cosmos. Après le décès de trois astronautes dans un incendie à bord d’Apollo I pendant un exercice en 1967, il a créé Capsule flamant pour commémorer leur mémoire et rendre hommage au programme spatial des États-Unis.
James Rosenquist (1933-2017), Capsule flamant, 1973, lithographie, 16/85. MBAM, achat, legs Horsley et Annie Townsend. © Succession de James Rosenquist / CARCC Ottawa 2023. Photo MBAM, Jean-François Brière
Rosenquist a employé des couleurs chaudes pour faire ressortir des objets flottants tordus et évoquer l’explosion à bord. Il a recadré des objets en gros plan dans des proportions suffisamment grandes pour qu’on les reconnaisse de loin, selon une technique empruntée au domaine de la publicité qu’il a apprise lorsqu’il était peintre de panneaux d’affichage.
Cap sur le futur!
Big Sleep, qui reflète l’intérêt d’Edmund Alleyn pour la science et la technologie, montre bien l’attrait des formes futuristes et l’esthétique de l’ère spatiale dans les années 1960. Dans cette installation multimédia, Alleyn laisse entrevoir un avenir techno-scientifique où l’être humain et la machine ne font plus qu’un. Un moniteur affichant une image de cerveau humain parsemée de lumières clignotantes, ainsi que son panneau de commandes qui comporte une bande audio en bobine, un projecteur de diapositives 35 millimètres, une figure humaine munie d’un masque à oxygène et d’autres éléments technologiques et biomédicaux, révèlent à la fois la fascination et le scepticisme de l’artiste vis-à-vis d’une société envahie par l’automatisation.
Pour sa part, la créature robotique de Guy Montpetit dans Deux cultures – une nation incarne l’obsession de la science-fiction pour les extraterrestres, mais aussi le dynamisme des caractéristiques formelles du pop art.
En cherchant à représenter leur univers, les artistes pop créaient des œuvres qui étaient tout de suite reconnaissables, selon une démarche à l’opposé de celle méditative, introspective et personnelle de leurs prédécesseurs, les expressionnistes abstraits. Dans le pop art, l’abstraction et les surfaces picturales font place à des figurations qui mettent l’accent sur la désinvolture et le détachement. De plus, celles-ci étaient exécutées au moyen de techniques contrôlées qui effaçaient le geste de l’artiste.
Les œuvres de Pop la vie! portent un regard à la fois humoristique et critique sur le monde réel – et parfois frivole – qui les a vues naître. Elles suscitent ainsi une réflexion sur les événements sociaux, historiques et politiques qui ont marqué leur époque.
1 Extrait d’une lettre datée du 16 janvier 1957 adressée aux architectes et collègues de l’Independent Group Peter et Alison Smithson, cité dans Richard Hamilton, Collected Words 1953-1982, Londres, Thames and Hudson, 1982, p. 28.
Pop la vie!
Le pop art dans la collection du MBAM
31 août 2023 – Juillet 2024
Crédits et commissariat Une exposition organisée par le Musée des beaux-arts de Montréal. Le commissariat est assuré par Iris Amizlev, conservatrice – Projets et engagement communautaires, MBAM.
Le Musée souhaite remercier les donatrices et donateurs des Cercles philanthropiques de la Fondation du MBAM. Il tient à souligner l’apport essentiel de son commanditaire officiel, Peinture Denalt, ainsi que celui de son partenaire média, La Presse.
Pop la vie! a été réalisée en partie grâce au soutien financier du Conseil des arts du Canada, du Conseil des arts de Montréal et du gouvernement du Québec.