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16 juillet 2024

Résonance personnelle et identité plurielle dans une œuvre de Kareem-Anthony Ferreira

Kareem-Anthony Ferreira (né en 1989), Le premier anniversaire de Kyle, 2023, peinture acrylique, collage de papier, gel acrylique et œillets de laiton sur toile, 184,5 x 232 cm. MBAM, achat, fonds de la Campagne du Musée 1998-2002. Photo MBAM, Jean-François Brière

Le Musée a récemment fait l’acquisition d’un tableau saisissant de Kareem-Anthony Ferreira, artiste canadien dont la famille est originaire de Trinité-et-Tobago, qui met en scène de façon singulière les deux facettes de son identité. Le premier anniversaire de Kyle est la première œuvre de l’artiste à entrer dans la collection du MBAM et, plus largement, dans celle d’une institution muséale québécoise.

Anne-Marie St-Jean Aubre

Conservatrice de l’art québécois et canadien contemporain (1945 à aujourd’hui), titulaire de la Chaire Gail et Stephen A. Jarislowsky

La peinture est une histoire de famille pour Kareem-Anthony Ferreira, dont le père, Roger Ferreira, est également peintre. Né à Winnipeg, ce dernier s’est installé à Trinité-et-Tobago, mais a quitté l’État en 1988 pour s’établir en Ontario avec sa femme et son fils aîné, Kyle. Après des études à l’Université McMaster, Roger s’est rapidement intégré à la communauté artistique de sa ville d’adoption, Hamilton, en réalisant des projets de murales avec les jeunes, en enseignant les arts plastiques et en fondant une coopérative d’artistes. C’est par l’art qu’il est resté connecté à sa vie trinidadienne d’avant, une approche qui a profondément influencé Kareem-Anthony1. Celui-ci a d’ailleurs suivi une formation en peinture à l’Université McMaster, comme son père, avant de poursuivre ses études en Arizona. Plus récemment, le duo père-fils était au centre de l’exposition Gatherings, présentée à l’Art Gallery of Hamilton en 2022.

Kareem-Anthony Ferreira dans son atelier, 2023. Courtesy of the artist and Towards Gallery. Photo Brilynn Ferguson

Kareem-Anthony s’inspire de photographies et de récits familiaux pour peindre des scènes typiques de la vie quotidienne : des anniversaires, la naissance d’un enfant, des souvenirs de vacances… Ses tableaux, qui croisent identité personnelle et identité sociale, sont à la fois intimes et universels. La préparation des surfaces de toile non tendue qui recevront ses compositions picturales est une étape distinctive de sa démarche. Pour ce faire, il découpe des matières récupérées ou reproduit au pochoir des motifs (poissons, fleurs, végétaux) qui évoquent l’idée stéréotypée que les Nord-Américains se font des Caraïbes; il utilise ensuite ces éléments pour créer une texture sur laquelle il peindra une image en premier plan. Le contraste entre les motifs clichés qui forment le fond et la sincérité qui se dégage des scènes représentées fait la force de ces toiles. L’artiste y dépeint en fait les perceptions décalées qui existent entre ses deux réalités culturelles (canadienne et trinidadienne). Le tableau Off to Practice (2019) en est un bel exemple : on y retrouve des membres de sa famille portant des vêtements aux imprimés floraux bon marché2, qui symbolisent la vision nord-américaine des Caraïbes, aux côtés d’enfants en équipement de hockey, l’image du Canada étant systématiquement associée à la neige et au froid dans l’imaginaire caribéen.

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Ferreira s’est engagé résolument dans cette voie alors qu’il cherchait un moyen de réaliser des œuvres ayant davantage de résonance personnelle. Les tableaux peints entre 2018 et 2020 sont plus narratifs. Ils montrent des compositions où plusieurs temporalités coexistent au sein d’une même image, combinant des éléments tirés de diverses photographies ou associant, sous forme de séquence, deux scènes présentées côte à côte. Ces œuvres évoquent la dualité que ressentent les personnes immigrantes vivant entre deux lieux, deux cultures. À travers elles, l’artiste cherche à mettre en rapport deux importantes facettes de son identité. Dans certaines compositions, plusieurs moments distincts sont fondus les uns dans les autres pour créer un tout cohérent, où le collage de différentes sources n’est plus visible. D’autres misent davantage sur la force de l’émotion transmise par la photographie choisie, comme en témoigne l’intensité des regards des personnages illustrés3.

L’artiste a fréquemment rendu visite à sa famille à Trinité-et-Tobago et possède donc une connaissance intime des lieux. La plupart des photos à partir desquelles il peint n’ont pas pour autant été prises par lui. Certaines représentent des scènes auxquelles il a participé et évoquent des souvenirs personnels, d’autres datent d’avant sa naissance ou montrent des moments qu’il n’a pas vécus. La photographie a grandement contribué à préserver les liens entre sa famille immédiate et sa famille élargie. Ferreira raconte d’ailleurs que, chez lui, les photos étaient systématiquement développées en double : un ensemble était conservé au Canada tandis que l’autre était posté aux proches trinidadiens. C’était une façon d’entretenir avec eux une certaine proximité, le sentiment d’un quotidien partagé4.

Dans l’œuvre que nous venons d’acquérir, Le premier anniversaire de Kyle, la composition est basée sur une photographie prise à Trinité-et-Tobago en mai 1987, soit un an avant l’immigration de la famille au Canada et deux ans avant la naissance de Kareem-Anthony. Elle montre le premier anniversaire de son frère aîné célébré dans la maison de ses grands-parents. Kyle, en jaune, est entouré de membres de sa famille – des cousins plus âgés et une tante qui aide à l’organisation de la fête. Il s’agit d’un souvenir qui se rattache à un événement que Kareem-Anthony n’a pas vécu. L’image est donc une composition imaginaire : pour la créer, il s’est projeté dans ce moment, puis se l’est réapproprié.

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L’œuvre de Ferreira dialogue avec celles d’autres artistes afrodescendants de la collection du Musée qui remettent en question les modes de représentation traditionnellement employés pour illustrer leurs communautés. On peut penser à l’artiste Moridja Kitenge Banza, dont l’autoportrait photographique réalisé dans sa cour à Montréal emploie des marqueurs associés à l’africanité, comme le tissu wax, pour reconsidérer leur authenticité; ou à la peintre américaine Mickalene Thomas, qui peint, à partir de photographies, des portraits de femmes noires fortes entourées de motifs stylisés imposants. Ferreira s’inscrit dans cette lignée, tout en développant un style singulier.



Le premier anniversaire de Kyle sera exposé au Musée cet automne, dans les salles consacrées à l’art contemporain situées au niveau S2 du pavillon Jean-Noël Desmarais.

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Mickalene Thomas (née en 1971), J’ai appris à la dure, 2010, faux diamants, acrylique et émail sur panneau, 304,8 x 244 cm. MBAM, achat, fonds de la Campagne du Musée 1988-1993. Photo MBAM
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1 Rui Mateus Amaral en conversation avec Kareem-Anthony Ferreira dans Greater Toronto Art 21, Museum of Contemporary Art, Toronto, 2021, p. 156-157.
2 Ses proches n’étaient pas vêtus ainsi dans les photos de famille qui ont servi de modèles à l’artiste.
3 Les informations figurant dans cet article sont en grande partie tirées d’une conversation entre Kareem-Anthony et Roger Ferreira qui s’est tenue à l’Art Gallery of Hamilton le 16 novembre 2022, à l’occasion de l’exposition Gatherings: Roger Ferreira and Kareem-Anthony Ferreira. https://www.youtube.com/watch?v=c1jaYvg5db4 (consulté le 21 juillet 2023)
4 Rui Mateus Amaral en conversation avec Kareem-Anthony Ferreira, op. cit., p. 154.

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