Un panorama des manifestations de la culture musicale inuit
Kenojuak Ashevak (1927-2013), Gardiennes du Katajjaniq, 1992, lithographie, pochoir, 17/50, 51,2 x 66 cm. Collection Jean-Jacques Nattiez. © Reproduced with the permission of Dorset Fine Arts. Photo MBAM, Christine Guest
À l’affiche du 10 novembre 2022 au 12 mars 2023, l’exposition TUSARNITUT! La musique qui vient du froid illustre pour la première fois la diversité et l’étendue de l’expression musicale inuit dans les arts visuels des régions circumpolaires, de l’époque précoloniale à nos jours. Elle présente également ses différents contextes d’exécution, de l’iglou ou de la banquise d’autrefois jusqu’aux scènes d’aujourd’hui. Jean-Jacques Nattiez en assure le commissariat avec Lisa Qiluqqi Koperqualuk, en collaboration avec Charissa von Harringa. Il nous parle ici des principales thématiques de l’exposition et souligne les liens entre les arts visuels inuit et ces deux genres musicaux d’une importance majeure que sont la danse à tambour et le chant de gorge.
TUSARNITUT! regroupe une centaine de sculptures, d’estampes, de dessins et d’installations d’artistes inuit de renom qui témoignent de l’importance de la musique dans la culture inuit. Provenant des collections du MBAM, de l’Institut culturel Avataq et d’autres prêteurs d’ici et d’ailleurs, ces œuvres sont le fait des peuples autochtones des régions arctiques et subarctiques de l’Inuit Nunaat. Cette vaste région englobe les territoires locaux et les étendues internationales partagées par les Yup’it et les Iñupiat du nord de l’Alaska; les Nunavimmiut (Ungava), Iglulingmuit (Iglulik), Kivallirmiut (Caribou), Netsilingmiut (Netsilik), Inuinnait (Copper) et Inuvialuit de l’Inuit Nunangat du Canada; les Kalaallit du Kalaallit Nunaat (Groenland); et les Tchouktches de Tchoukotka, en Sibérie. Elles sont accompagnées d’un riche corpus d’objets muséaux, de photographies d’archives, de documents et d’enregistrements sonores qui contextualisent les grandes mutations interculturelles de la musique et de l’expression esthétique inuit dans le domaine des arts.
Danses à tambour et chants de gorge
L’exposition met en lumière la distinction entre danse à tambour et chant de gorge. Des performances filmées de ces deux genres sont projetées sur les murs de part et d’autre de la salle. À l’entrée, des sculptures et des estampes donnent le ton : elles montrent d’emblée comment les divers aspects de la danse à tambour et du chant de gorge sont traités tout au long de l’exposition. Sélectionnées en fonction de leur qualité esthétique, de la notoriété de leurs créateurs et de leur originalité stylistique, ces œuvres figurent entre autres la position du corps des danseurs et des chanteuses et l’interaction entre les artistes dans différents contextes d’exécution.
Des œuvres représentatives de la diversité musicale inuit
L’exposition n’entend pas témoigner de la variété des arts plastiques inuit ni de l’ensemble des productions d’un seul et même artiste. Le choix des œuvres présentées a été opéré de manière à refléter, d’un point de vue circumpolaire, la diversité des manifestations musicales à travers l’univers arctique, en plus de démontrer la constance de la qualité esthétique du travail et de l’inventivité des artistes inuit, de l’Alaska au Groenland. Dans le but d’établir des correspondances entre certaines œuvres et les domaines musicaux auxquels elles font référence, du contenu audiovisuel complémentaire (extraits sonores et vidéo) a été mis à la disposition du public. On y accède lors de la visite en scannant un code QR sur le cartel de l’œuvre.
L’influence du chamanisme
Selon la formule fondamentale du grand « inouïtologue » Bernard Saladin d’Anglure : « Le chamanisme constituait la pierre angulaire du système de pensée, de croyances et de rites des Inuit. » Il en va de même pour leur domaine musical. Aussi, avant d’entrer dans celui de la danse à tambour, visiteuses et visiteurs sont initiés à quelques principes fondamentaux du chamanisme, dont l’appel aux esprits de la nature et des animaux que les Inuit devaient invoquer pour assurer leur survie. Telle était la fonction, dans le passé, des chants de danse à tambour et des chants de gorge. Ces derniers étaient souvent fondés sur l’imitation du vent, de l’eau et de certains animaux, comme on le voit dans un dessin représentant une prestation de chant de gorge et des oies.
Les chants de gorge n’étaient pas seulement un divertissement, mais permettaient aussi d’établir une division du travail : les chanteuses de gorge tentaient d’exercer une influence sur les esprits des animaux ou des éléments de la nature, tandis que leurs maris étaient à la chasse ou à la pêche. Tel était le cas dans le jeu du tivajuut, dans lequel on pratiquait l’échange des épouses en recourant à des masques – montrés ici – et à une mélodie particulière. Ces œuvres sont rarissimes, et c’est un immense privilège que de pouvoir les présenter dans cette exposition.
Une perspective historique
L’exposition retrace la transformation, à travers l’histoire, de l’expression musicale par des pratiques culturelles plus largement répandues. Les liens de la musique inuit avec le chamanisme se sont effacés au fil des ans sous l’influence de la christianisation et du contact avec l’univers musical des Qallunaat (les non-Inuit). Traditionnellement, les chants de danse à tambour étaient exécutés dans le grand iglou cérémoniel. Ils opposaient des danseurs accompagnés au chant par leurs épouses. Celui qui avait exécuté la danse la plus longue et composé le poème narratif le plus intéressant était déclaré vainqueur de ces tournois ordaliques.
Mais la musique occidentale s’est peu à peu imposée dans la vie culturelle inuit. Certaines œuvres évoquent la pratique du violon ou de l’accordéon telle que nous la connaissons dans notre culture, d’autres le recours à des instruments mécaniques ou électroniques pour enregistrer chants de gorge ou chants de danse à tambour. Il en va de même pour les genres : une œuvre allie par exemple danse à tambour traditionnelle et musique pop. Ailleurs, des artistes contemporains comme Niap (Nancy Saunders) représentent le chant de gorge sous un angle novateur.
Nancy Saunders (Niap) (née en 1986), ᑲᑕᔾᔭᐅᓯᕙᓪᓛᑦ Katajjausivallaat, le rythme bercé, 2018, stéatite brésilienne, fil de fer, enregistrements sonores, écouteurs, socles, dimensions variées. MBAM, achat, legs Dr Francis J. Shepherd. Photo Romain Guilbault
La dernière section de l’exposition nous permet de réaliser à quel point les origines de la musique inuit peuvent être lointaines. Ainsi, un masque de chamane, dont l’âge a été évalué à mille ans grâce à la datation au carbone 14 de la tourbe où il avait été retrouvé, jouxtait les débris d’un cadre de tambour. Par ailleurs, des vidéos permettent d’établir des analogies sonores et chorégraphiques entre les chants de gorge des Tchouktches de Sibérie et ceux des Inuit du Nunavik. Quand on sait que ces peuples ont traversé le détroit de Béring il y a plusieurs centaines d’années, on comprend que ces chants constituent ce qu’il y a de plus ancien dans la musique canadienne!
Une publication érudite
L’exposition est accompagnée d’un ouvrage publié par les Presses de l’Université de Montréal. Écrit par Jean-Jacques Nattiez et préfacé par Lisa Qiluqqi Koperqualuk, La musique qui vient du froid : arts, chants et danses des Inuit propose une anthropologie et une histoire de la culture musicale inuit en plus d’un panorama de ses manifestations. Des renvois en ligne à un ensemble d’enregistrements, de vidéos et de documents d’archives en font une véritable anthologie. Son iconographie abondante met l’accent sur les représentations artistiques – sculptures, dessins, estampes – des danses à tambour et des chants de gorge. Enfin, ce livre se veut un hommage à l’immense talent artistique et à la virtuosité musicale de ce peuple qui vient du froid.
À propos de l’auteur
Professeur émérite de l’Université de Montréal, le musicologue Jean-Jacques Nattiez a publié de nombreux travaux sur la sémiologie musicale, Richard Wagner et Pierre Boulez. Il a dirigé l’édition d’une encyclopédie de la musique en cinq volumes. Ethnomusicologue, il a publié des disques et des études sur la culture musicale de tradition orale, celle des Inuit, mais aussi celles des Aïnous du Japon, des Tchouktches de Sibérie et des Baganda de l’Ouganda. Son équipe de recherche a fait paraître le tout premier disque de chants de gorge qui a obtenu, en 1979, le Grand prix international du disque de l’Académie Charles Cros.
ᑐᓴᕐᓂᑐᑦ TUSARNITUT! La musique qui vient du froid
10 novembre 2022 – 12 mars 2023
Pavillon Michal et Renata Hornstein – niveau 1
Crédits et commissariat
Une exposition organisée par le Musée des beaux-arts de Montréal. Le commissariat est assuré par Jean-Jacques Nattiez, ethnomusicologue et professeur émérite, Université de Montréal, et Lisa Qiluqqi Koperqualuk, conservatrice-médiatrice de l’art inuit, MBAM, en collaboration avec Charissa von Harringa, commissaire associée, MBAM.
Sa présentation a été rendue possible grâce à Hydro-Québec et à l’appui financier exceptionnel du gouvernement du Canada et de l’Art Mentor Foundation Lucerne. Le MBAM tient à souligner l’apport de son commanditaire officiel, Peinture Denalt, ainsi que celui de son partenaire média, La Presse.
TUSARNITUT! a été réalisée en partie grâce au soutien financier du gouvernement du Québec, du Conseil des arts du Canada et du Conseil des arts de Montréal.