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11 avril 2024

Un périple envoûtant entre rêve et réalité

Andō Hiroshige (1797-1858), Yui, passe de Satta (由井 薩埵嶺), no 17 de la série « Cinquante-trois étapes du Tōkaidō », vers 1833-1834, gravure sur bois de fil (nishiki-e), 24,1 x 36,6 cm (feuille), 22,4 x 35,3 cm (image), éditeur : Takenouchi Magohachi (Hoeidō). MBAM, don de Mary Fraikin à la mémoire de son père, Maurice van Ysendyck. Photo MBAM, Christine Guest

À l’affiche au MBAM du 27 avril au 13 octobre 2024, l’exposition 東海道 Tōkaidō : paysages rêvés d’Andō Hiroshige présente en intégralité la première édition d’une importante série d’estampes de cet artiste japonais de renommée mondiale. Publiée vers 1833-1834, cette série a révolutionné l’industrie de l’impression au Japon en faisant du paysage un genre à part entière. Les 55 estampes issues de la collection permanente du MBAM nous entraînent au fil des 53 étapes du Tōkaidō, un emblématique parcours de 490 kilomètres qui reliait la capitale du shogunat Tokugawa, Edo (aujourd’hui Tokyo), à la capitale impériale, Kyoto.

Laura Vigo

Conservatrice de l’art asiatique

Bien que l’origine du Tōkaidō, ou « route de la mer de l’Est », remonte au 7e siècle, ce n’est qu’à partir de 1601, sous le règne du shogun Tokugawa Ieyasu, qu’on y aménage 53 relais. Ces installations sont destinées à faciliter les déplacements de plus de 260 seigneurs féodaux, les daimyo, et de leurs milliers de serviteurs dans le cadre du sankin-kōtai, une astucieuse politique de service en alternance instaurée par le shogun pour asseoir son autorité. En vertu du sankin-kōtai, les seigneurs doivent passer une année sur deux à Edo, et l’autre sur leur domaine. Cette obligation accapare beaucoup de temps et de ressources : ce n’est pas une mince affaire que de déménager famille, suite et biens par cette route.

Andō Hiroshige (1797-1858), Kawasaki, bac du fleuve Rokugō (川崎 六郷渡船), nº 3 de la série « Cinquante‑trois étapes du Tōkaidō », vers 1833-1834, gravure sur bois de fil (nishiki-e), 24,4 x 36,3 cm (feuille), 22,8 x 35,5 cm (image), éditeurs : Takenouchi Magohachi (Hoeidō) ; Tsuruya Kiemon (Senkakudō). MBAM, don de Mary Fraikin à la mémoire de son père, Maurice van Ysendyck. Photo MBAM, Christine Guest

À l’origine, l’usage du Tōkaidō est réservé aux samouraïs et aux pèlerins détenant un permis spécial. Malgré tout, les illustrations méticuleuses qui font leur apparition dans les guides de voyage et les revues commencent à donner envie aux gens de se lancer à l’aventure – réelle ou imaginée – afin de visiter des lieux spectaculaires (meisho) et de goûter des spécialités locales (meibutsu). Ces illustrations façonnent leur perception du Tōkaidō, qui n’est plus qu’une simple route le long de la côte orientale du pays, mais une destination en soi.

Hiroshige lit lui aussi ces récits, bien évidemment. La légende veut qu’il ait effectué le trajet en 1832 avec un convoi de chevaux que le shogun faisait parvenir à l’empereur. En réalité, il ne s’est probablement jamais rendu jusqu’à Kyoto avant de créer sa première série d’estampes, dont la plupart sont en fait d’habiles adaptations du roman comique de Jippensha Ikku, À pied sur le Tōkaidō (Tōkaidōchū hizakurige, 1802), et du « guide illustré des lieux incontournables du Tōkaidō » (Tōkaidō meisho zue, 1797) d’Akisato Ritō.

Andō Hiroshige (1797-1858), Nihonbashi, vue matinale (日本橋之図 朝之景), nº 1 de la série « Cinquante-trois étapes du Tōkaidō », vers 1833-1834, gravure sur bois de fil (nishiki-e), 24,2 x 36,7 cm (feuille), 22,3 x 34,7 cm (image), éditeurs : Takenouchi Magohachi (Hoeidō) ; Tsuruya Kiemon (Senkakudō). MBAM, don de Mary Fraikin à la mémoire de son père, Maurice van Ysendyck. Photo MBAM, Christine Guest

Au 19e siècle, la circulation des marchandises et des usagers sur le Tōkaidō contribue à l’essor d’une culture de la consommation à Edo. Le trajet à pied prend deux semaines par beau temps. Entre le pont Nihonbashi (point de départ à Edo) et le pont Sanjōhashi (point d’arrivée à Kyoto), les relais se succèdent tous les dix kilomètres environ. On y trouve de tout : de l’hébergement, des spécialités culinaires, de quoi satisfaire les désirs charnels des voyageurs, et une variété de produits, comme des sandales de paille.

Andō Hiroshige (1797-1858), Kyoto, grand pont de Sanjō (京師 三条大橋), no 55 de la série « Cinquante-trois étapes du Tōkaidō », vers 1833-1834, gravure sur bois de fil (nishiki-e), 24,4 x 36,7 cm (feuille), 22,3 x 35,1 cm (image), éditeur : Takenouchi Magohachi (Hoeidō). MBAM, don de Mary Fraikin à la mémoire de son père, Maurice van Ysendyck. Photo MBAM, Christine Guest

À la restauration du règne impérial au Japon en 1867, le gouvernement Meiji entreprend une modernisation de l’infrastructure qui prévoit le remplacement de l’ancien Tōkaidō. Dorénavant, les gens de toutes les classes peuvent emprunter cette route sans détenir de permis. Aujourd’hui, le train à grande vitesse Shinkansen franchit la même distance en moins de trois heures. Si l’ancien Tōkaidō a disparu, ce n’est pas le cas des paysages rêvés de Hiroshige.

Un succès fulgurant

Le charme envoûtant que Hiroshige insuffle à ses compositions lui vaut d’être qualifié de maître de l’estampe paysagiste japonaise. À la fin du 19e siècle, il connaît un véritable succès en Europe, où les collectionneuses, les collectionneurs, les artistes et les critiques se laissent emporter par la vague du japonisme1. À ses débuts, toutefois, celui qui est né sous le nom d’Andō Tokutarō au sein d’une famille de samouraïs d’Edo n’est pas considéré comme un artiste professionnel. Le revenu assez stable qu’il touche alors en raison de son appartenance à la brigade des pompiers lui donne le loisir de s’adonner à l’art, jusqu’à ce que cette série emblématique propulse sa carrière.

Andō Hiroshige (1797-1858), Hakone, scène au lac (箱根 湖水図), no 11 de la série « Cinquante-trois étapes du Tōkaidō », vers 1833-1834, gravure sur bois de fil (nishiki-e), 24,2 x 36,6 cm (feuille), 22,6 x 35,3 cm (image), éditeur : Takenouchi Magohachi (Hoeidō). MBAM, don de Mary Fraikin à la mémoire de son père, Maurice van Ysendyck. Photo MBAM, Christine Guest

Bien que Hiroshige ne soit pas le seul artiste à s’intéresser au Tōkaidō, la première série qu’il consacre au sujet éclipse complètement les autres. Certaines de ses illustrations seront réimprimées plus de 15 000 fois. S’écartant de la simple représentation du paysage naturel, Hiroshige introduit des thèmes d’une impressionnante variété sans trop se soucier de l’exactitude topographique. Il combine avec brio des éléments picturaux occidentaux – comme la perspective, le format paysage, un pigment bleu synthétique et des effets d’ombre – et s’inspire de guides et de revues afin de créer des compositions qui alimentent les rêves de voyages, de vêtements et de mets exotiques de son lectorat.

Andō Hiroshige (1797-1858), Kakegawa, vue du mont Akiba (掛川 秋葉山遠望), no 27 de la série « Cinquante-trois étapes du Tōkaidō », vers 1833-1834, gravure sur bois de fil (nishiki-e), 24,2 x 36,7 cm (feuille), 22,3 x 35,4 cm (image), éditeur : Takenouchi Magohachi (Hoeidō). MBAM, don de Mary Fraikin à la mémoire de son père, Maurice van Ysendyck. Photo MBAM, Christine Guest

Ces estampes s’adressent principalement aux chōnin, qui forment une classe marchande prospère durant cette période et qui contribuent substantiellement à l’industrie du loisir et du divertissement d’Edo. La recherche d’une élégance et d’un raffinement discrets (iki), ainsi que le haut taux d’alphabétisation – alors un des plus élevés du monde –, cadre tout à fait avec la consommation de masse d’estampes de paysage, qu’on peut acheter pour le prix d’un bol de nouilles soba. Comme on en trouve partout, les éditeurs se mettent à utiliser ces objets éphémères comme outils de publicité pour faire la promotion de tendances que les gens sont susceptibles d’adopter ou auxquelles ils peuvent aspirer. Le discret placement de produits dans les marges des compositions véhicule pourtant un message clair : faites preuve de bon goût, achetez nos produits.

Andō Hiroshige (1797-1858), Goyu, femmes arrêtant des voyageurs (御油 旅人留女), no 36 de la série « Cinquante‑trois étapes du Tōkaidō », vers 1833-1834, gravure sur bois de fil (nishiki-e), 24,3 x 36,6 cm (feuille), 22,9 x 35,3 cm (image), éditeur : Takenouchi Magohachi (Hoeidō). MBAM, don de Mary Fraikin à la mémoire de son père, Maurice van Ysendyck. Photo MBAM, Christine Guest

À cette époque, l’industrie de l’estampe japonaise est monopolisée par les grandes maisons d’édition. Le principal éditeur et directeur artistique de Hiroshige, Takenouchi Magohachi (Hoeidō), quant à lui, est un nouveau joueur qui n’a ni l’expérience ni les moyens financiers de ses concurrents établis. Pour augmenter ses chances de succès, Hiroshige s’associe à un autre éditeur, Tsuruya Kiemon (Senkakudō), qui cosigne 12 estampes de la série. Hiroshige se plie également à la demande de son éditeur en créant des illustrations plus rentables, dont les scènes à la fois efficaces et faciles à imprimer comportent peu d’éléments et de couleurs.

Andō Hiroshige (1797-1858), Kanbara, neige de nuit (蒲原 夜之雪), no 16 de la série « Cinquante‑trois étapes du Tōkaidō », vers 1833-1834, gravure sur bois de fil (nishiki-e), 24,2 x 36,5 cm (feuille), 22,4 x 35,2 cm (image), éditeur : Takenouchi Magohachi (Hoeidō). MBAM, don de Mary Fraikin à la mémoire de son père, Maurice van Ysendyck. Photo MBAM, Christine Guest

Parfois, l’éditeur exige des effets en particulier, comme des dégradés (bokashi), afin de stimuler les ventes. Dans ces cas-là, l’imprimeur réalise le fondu en essuyant une partie du pigment du bloc de bois à l’aide d’un linge humide, exercice qui prend deux fois plus de temps qu’une impression ordinaire. Plus l’imprimeur applique de bokashi, plus l’image finale est dispendieuse. Pour l’éditeur, la série est une véritable entreprise commerciale. C’est lui qui détermine le thème et la qualité du produit.

Malgré le talent incontestable de l’artiste, il convient de préciser que le succès des « Cinquante-trois étapes du Tōkaidō » s’explique aussi par la confluence de divers facteurs. Parmi ceux-ci, la croissance de la classe marchande, l’effervescence de la société de consommation d’Edo et son désir d’évasion; mais aussi, et surtout, le haut taux d’alphabétisation, la consommation de masse des imprimés, ainsi que le sens des affaires de l’éditeur et le savoir-faire du graveur et de l’imprimeur qui ont réalisé les estampes.

Cette série possède un charme intemporel indéniable. En regardant ces images aujourd’hui, comment ne pas s’abandonner au rêve et s’imaginer parcourir le Tōkaidō à pied?

1 Dans l’Europe et l’Amérique du Nord du 19e siècle, le japonisme est un style et un courant culturel qui désigne toutes sortes d’emprunts à l’art et à la culture du Japon.

東海道 Tōkaidō : paysages rêvés d’Andō Hiroshige
27 avril – 13 octobre 2024

Crédits et remerciements
Une exposition organisée par le Musée des beaux-arts de Montréal. Le commissariat est assuré par Laura Vigo, conservatrice de l’art asiatique, MBAM.

Sa présentation a été rendue possible grâce à la collaboration de la Fondation Heffel. Le Musée reconnaît l’apport essentiel de son commanditaire officiel, Peinture Denalt, ainsi que celui de son partenaire média, La Presse.

Cette exposition a été réalisée en partie grâce à la participation financière du Conseil des arts de Montréal et du gouvernement du Québec.

Le MBAM souligne la générosité de celles et de ceux qui soutiennent sa programmation, notamment les donatrices et les donateurs des Cercles philanthropiques de sa Fondation.

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