Une exposition pour apprendre, s’émerveiller et créer des liens
Peeter Neeffs II (1620-1675), Gillis van Tilborch (1625-1678), Portrait d’un couple élégant dans un cabinet d’art, 1652 et vers 1675, huile sur toile, 131 x 158,3 x 8,6 cm. © La Fondation Phoebus, Anvers (Belgique)
À l’affiche du 8 juin au 20 octobre 2024, l’exposition Vice, vertu, désir, folie nous transporte dans une période extraordinaire de l’histoire (1400-1700) qui a façonné le monde d’aujourd’hui. Autour de thèmes intemporels qui ont de tout temps passionné l’humanité, elle met en scène la célèbre collection de la Fondation Phoebus, à Anvers (Belgique), agrémentée de certaines œuvres marquantes de la collection d’art flamand du MBAM. Chloé M. Pelletier, qui est responsable de la présentation montréalaise, nous en décrit le parcours et s’attarde sur certaines œuvres phares entre lesquelles elle tisse des liens inédits.
Le début de l’époque moderne est une période de transformation. Entre la grande peste vers 1345 et la ratification des traités de Westphalie en 1648, les villes européennes deviennent rapidement des centres cosmopolites denses. Les navigateurs sillonnent et cartographient un monde que les commerçants marchandisent avec le soutien des empires, pendant que Martin Luther impulse la Réforme protestante, dont les idées sont diffusées grâce à l’imprimerie. Bien qu’elle voie beaucoup de personnes souffrir de l’oppression, de l’esclavage et de la guerre, cette période se caractérise aussi par une série d’innovations technologiques, des mouvements d’indépendance ainsi qu’un militantisme vivace autour de la liberté de religion. Les artistes flamands sont témoins de tout cela et fournissent aux gens des images qui orientent et enrichissent leur vie. Leurs histoires sont complexes et interreliées, tout comme le monde qu’ils habitent.
L’exposition est organisée par thèmes et suit une chronologie sommaire. Ses différentes sections, qui portent respectivement sur la religion, le portrait, la morale, le classicisme, la mondialisation, la politique et le collectionnement, racontent l’histoire de la Flandre pendant cette période d’effervescence. La dernière salle est inspirée de la Kunstkammer, ou « cabinet d’art », impressionnante collection d’art particulière qui fait son apparition dans les demeures de la moyenne et de la haute bourgeoisie flamande au 16e siècle. Ce concept, né d’une économie florissante et du premier marché de l’art dans l’histoire européenne, est illustré par deux œuvres de l’exposition, dont la peinture de Gillis van Tilborch et de Peeter Neeffs II qui figure au début de l’article.
Dans ces installations immersives, des œuvres arborant divers genres, styles et matériaux entrent en dialogue les unes avec les autres et révèlent des liens inattendus. C’est dans cet esprit que je souhaitais ici dévier de la structure thématique et chronologique de l’exposition et associer des œuvres en fonction de leurs affinités subtiles sur le plan des matériaux, du récit et de la forme.
Détail symbolique
Dans cette Nativité réalisée vers 1480, la Vierge Marie vient de donner naissance à l’Enfant Jésus, qui repose sur l’ourlet de sa robe, entouré d’anges dévots. Son mari, saint Joseph, couve le nouveau-né des yeux en tenant une bougie de sa main gauche. Cette scène fait référence à une vision de sainte Brigitte de Suède, mystique du 14e siècle, dans laquelle saint Joseph apporte une bougie pour éclairer la crèche où Marie accouche1. Dans le monde de la peinture, la bougie de saint Joseph symbolise la lumière terrestre, tandis que la lueur argentée qui illumine Marie et l’Enfant Jésus symbolise la lumière divine, une manifestation de Dieu lui-même. L’artiste, Hans Memling, montre sans équivoque laquelle des deux brille le plus.
En 1465, Memling, qui a quitté son Allemagne natale, est établi dans le centre artistique, commercial et financier que constitue alors Bruges. Il s’y fait connaître pour ses splendides et fines huiles représentant des sujets religieux. La peinture à l’huile, technique relativement nouvelle en Europe, est prisée pour son long temps de séchage et sa translucidité, qui permettent d’obtenir des fondus uniformes, un haut degré de précision et des effets de lumière par des lavis de couleur. La Nativité de Memling, qui semble briller de l’intérieur tel un joyau, est un parfait exemple de la technique.
La peinture à l’huile, une innovation
Au 16e siècle, l’artiste et historien italien Giorgio Vasari propage un mythe voulant que la peinture à l’huile ait été inventée par le peintre flamand Jan van Eyck et qu’elle se soit répandue en Europe par l’entremise d’artistes voyageurs tels qu’Antonello de Messine2. Même si cette technique existe déjà depuis plus de mille ans dans certaines régions d’Asie, le récit de son invention fait par Vasari est considéré comme vrai par les Européens de la Renaissance. Il figure dans une série d’estampes à grand tirage, « Nova Reperta » [Nouvelles inventions des temps modernes], publiée vers 1590.
La 14e planche de la série, L’invention de la peinture à l’huile, offre un aperçu charmant, quoiqu’idéalisé, de l’atelier de la Renaissance. Un maître-artiste – Jan van Eyck (« magister Eyckius »), d’après l’inscription qui l’accompagne – peint une toile dans des habits raffinés. Autour de lui, des apprentis et des assistants vaquent à diverses tâches, dont la fabrication de la peinture à l’huile, obtenue en broyant des pigments et en les mélangeant à de l’huile de lin.
Produite dans l’atelier de Philippe Galle d’après des dessins de l’artiste flamand établi en Italie Johannes Stradanus, la série « Nova Reperta » illustre 19 grandes découvertes et inventions qui ont défini la civilisation moderne. De nos jours, on peut s’étonner que l’invention de la peinture à l’huile apparaisse dans cette liste aux côtés de celle de la poudre à canon ou de la « découverte » de l’Amérique. La première estampe de la série représente justement une allégorie où l’Amérique, personnifiée par une femme, fait face au navigateur italien Amerigo Vespucci, qui vient de débarquer. Leurs regards se croisent dans un saisissant moment de découverte mutuelle. L’inscription en latin qui l’accompagne va comme suit : « Il ne l’appela qu’une fois et elle demeura éveillée ensuite3. »
La nature et le corps
Le recours au corps féminin dans les allégories est courant dans l’art européen de cette période. La femme peut personnifier des continents, des océans, des villes ou des édifices entiers, voire des concepts abstraits comme la vanité ou la fortune (comme dans l’Allégorie de la Fortuna marina de Gilles Coignet). Le corps masculin sert aussi à cette fin, comme on peut le constater dans la superbe huile sur cuivre Les quatre éléments dans le jardin d’Eden de Hendrick de Clerck et de Denijs van Alsloot, illustrée un peu plus loin.
Organisée dans un décor paradisiaque, la composition comprend trois vignettes du récit d’Adam et Ève, de même que des allégories de la Terre, de l’Eau, de l’Air et du Feu, soit les quatre éléments censés former le monde naturel. Suivant la tradition classique, les éléments terrestres de la Terre et de l’Eau sont représentés par des femmes, tandis que l’Air et le Feu le sont par des hommes. Cette dualité genrée reflète la pensée scientifique de l’époque, qui considère la biologie de la femme comme intrinsèquement froide et humide, et celle de l’homme comme chaude et sèche4.
Hendrick de Clerck (1560-1630), Denijs van Alsloot (vers 1570 – vers 1627), Les quatre éléments dans le jardin d’Eden, 1613, huile sur cuivre, 82 x 97,7 x 5,9 cm. © La Fondation Phoebus, Anvers (Belgique)
Ici, la Terre et l’Eau sont étendues sur un sol luxuriant au milieu de toutes sortes de plantes et d’animaux de différentes parties du monde, dont un cochon d’Inde d’Amérique du Sud et un cône marbré (coquillage) de l’océan Indien. Au-dessus de leurs têtes, l’Air tend la main à l’un des nombreux oiseaux tropicaux de sa suite. Quant au Feu, il tient un éclair et un flambeau. Tout en haut, Dieu le Père règne sur la scène; il semble donner des ordres à la nature elle-même.
Cette imagerie des éléments représentant les quatre coins du globe en tant que paysage harmonieux, riche et unifié dans le christianisme n’est pas sans poids politique : la Couronne d’Espagne, qui gouverne alors les Pays-Bas méridionaux, tente par tous les moyens d’étendre et de renforcer son empire sur cinq continents. Ainsi, comme toute œuvre d’art, cette peinture ouvre à quiconque sait l’observer une fenêtre sur une vision du monde et un contexte politique précis.
Bien qu’elles soient associées à des artistes, à des mécènes et à des genres différents, les œuvres mentionnées ici partagent des liens incroyables. Elles se rencontrent aux points de convergence de la peinture à l’huile et de l’allégorie, elles racontent l’histoire de la Flandre à une époque de transformation. Vice, vertu, désir, folie comprend 137 objets; il y a donc beaucoup d’autres liens à établir, et encore plus de récits à mettre au jour. J’espère que celui que je viens de vous présenter vous donnera envie de les découvrir en visitant l’exposition.
1 Sainte Brigitte de Suède (vers 1303-1391), Revelationes Coelestes, c. 21.
2 Giorgio Vasari, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, vol. 3, traduction et édition commentée sous la direction d’André Chastel, Paris, Berger-Levault (Arts), 1983, p. 383-389.
3 Traduction libre.
4 Gail Kern Paster se penche sur cette tradition et fournit une bibliographie de base sur l’histoire de la médecine dans « Unbearable Coldness of Female Being: Women’s Imperfection and the Humoral Economy », English Literary Renaissance, vol. 28, no 3 (automne 1998), p. 416-440.
Vice, vertu, désir, folie : trois siècles de chefs-d’œuvre flamands
8 juin – 20 octobre 2024
Crédits et remerciements
Une exposition organisée par le Denver Art Museum et la Fondation Phoebus, Anvers (Belgique), en collaboration avec le Musée des beaux-arts de Montréal.
Le commissariat est assuré par Katharina Van Cauteren, directrice de la chancellerie de la Fondation Phoebus. Chloé M. Pelletier, conservatrice de l’art européen (avant 1800) au MBAM, est responsable de la présentation montréalaise.
Vice, vertu, désir, folie est présentée au MBAM grâce au soutien du gouvernement du Canada, grand partenaire public. Le Musée remercie également VISITFLANDERS et la représentation de la Flandre aux États-Unis et au Canada, ainsi que Tourisme Montréal et Hôtel Warwick Le Crystal – Montréal pour leur collaboration.
Le MBAM reconnaît l’apport essentiel de son commanditaire officiel, Peinture Denalt, ainsi que celui de ses partenaires médias, Bell, La Presse et The Gazette.
Cette exposition a été réalisée en partie grâce à la participation financière du Conseil des arts de Montréal et du gouvernement du Québec.
Les grandes expositions du Musée bénéficient de l’appui financier du fonds Paul G. Desmarais.
Le MBAM souligne la générosité de celles et de ceux qui soutiennent sa programmation, notamment les donatrices et les donateurs des Cercles philanthropiques de sa Fondation.