Une sculpture en néons de Joi T. Arcand met en lumière la pluralité linguistique
Joi T. Arcand (née en 1982), ᓃᒦᐦᑐ nīmīhto, 2019, tubes néon, transformateur, plexiglas, épreuve d’artiste, 61 x 111,8 x 13,3 cm. MBAM, achat, grâce à la générosité d’An-Lap Vo-Dignard et de Jennifer Nguyen. Photo MBAM, Julie Ciot
Dans l’espace situé entre le niveau S2 et le rez-de-chaussée du pavillon Jean-Noël Desmarais, une nouvelle œuvre de l’artiste visuelle, photographe et conceptrice nēhiyaw Joi T. Arcand attire les regards de loin et nous éclaire de sa présence. Cette remarquable sculpture en néons intitulée ᓃᒦᐦᑐ nīmīhto vient enrichir la collection du Musée grâce à la générosité de ses fidèles mécènes Jennifer Nguyen et An-Lap Vo-Dignard.
Iris Amizlev
Léuli Eshrāghi
Cette œuvre a pour sujet le terme qui sert à désigner la danse en nēhiyawēwin, une langue crie. Il est ici présenté en caractères syllabiques du cri des plaines, soit en ᒐᐦᑭᐯᐦᐃᑲᓇ, ou cahkipēhikana. Arcand est membre de la Nation crie de Muskeg Lake, établie sur le territoire du Traité 6, au centre de la Saskatchewan. Dans sa pratique artistique, elle aborde de front la notion de mémoire culturelle intergénérationnelle, et plus particulièrement celle de la revitalisation du nēhiyawēwin.
Joi T. Arcand (née en 1982), ᓃᒦᐦᑐ nīmīhto, 2019, tubes néon, transformateur, plexiglas, épreuve d’artiste, 61 x 111,8 x 13,3 cm. MBAM, achat, grâce à la générosité d’An-Lap Vo-Dignard et de Jennifer Nguyen. Photo MBAM, Jean-François Brière
C’est dans la série photographique « Here on Future Earth » (2009) que le cahkipēhikana figure pour la première fois dans l’œuvre d’Arcand. Composées à l’aide de technologies numériques, ces images représentent des scènes en apparence familières; des rues et des bâtiments de différentes villes de Saskatchewan (Saskatoon, North Battleford et Prince Albert). L’artiste a collaboré avec Darryl Chamakese, un spécialiste linguistique de Chitek Lake, dans le cadre de ce projet. Les enseignes qu’on y observe ont été visuellement et symboliquement « resituées » dans un espace-temps où le cahkipēhikana prédomine. L’omniprésence de ces caractères laisse sous-entendre que le nēhiyawēwin s’affiche fièrement dans cet univers parallèle et qu’une nouvelle génération le parle couramment à travers les plaines.
Joi T. Arcand (née en 1982), Northern Pawn, South Vietnam, 2009, de la série « Here on Future Earth »
Pour Arcand, ces photographies ne représentent pas un futur autochtone rêvé, mais un présent réinventé. Elles lui permettent de se réapproprier son propre territoire pour en faire un lieu visiblement cri. Éditrice fondatrice du magazine d’art autochtone kimiwan (2012-2014) et participante de la résidence Journal1, l’artiste voit derrière chaque concept fort et inspiré des pistes de solution pour pallier le manque de représentation des langues, de l’esthétique et des histoires autochtones.
En 2016, le projet d’Arcand a pris la forme d’œuvres in situ. Elle s’est mise à intégrer des enseignes faites de lumières DEL, de vinyle ou de néons au sein de divers espaces publics et bâtiments. Composées de phrases courtes, celles-ci symbolisent l’affirmation des communautés autochtones de même que leur avenir. Elles incitent d’autres peuples à se réapproprier les langages visuels et verbaux hérités des ancêtres et à revendiquer l’identité qui leur a été volée par le biais de procédés colonialistes, comme la Loi sur les Indiens, les pensionnats, la rafle des années 1960, le meurtre et l’enlèvement de femmes, de filles et de personnes bispirituelles autochtones – une véritable épidémie – et, plus près de nous, le traitement discriminatoire de personnes autochtones dans les systèmes de la santé et de l’éducation du Québec.
Joi T. Arcand (née en 1982), ᓇᒨᔭ ᓂᑎᑌᐧᐃᐧᓇ ᓂᑕᔮᐣ namôya nititwêwina nitayân [Je n’ai pas mes mots], 2017, enseigne à rétroéclairage DEL, 195,58 x 248,92 x 25,4 cm. Collection de la Walter Phillips Gallery, Banff Centre for Arts and Creativity. © Joi T. Arcand. Photo Don Lee
Joi T. Arcand (née en 1982), ᐁᑳᐏᔭᐋᑲᔮᓰᒧ ekawiya akayasimo [Ne parle pas anglais], 2017, vinyle métallique, dimensions variables, installation in situ à la Winnipeg Art Gallery. Collection de l’artiste. © Joi T. Arcand. Photo Scott Benesiinaabandan
En refusant de fournir systématiquement des traductions des termes qui apparaissent dans leurs œuvres, certains artistes autochtones de par le monde affirment, comme Arcand, leur autodétermination. Ils tissent leur propre trame narrative et encouragent le public à s’informer par lui-même sur l’esthétique, les récits et les langues autochtones. En outre, cette approche vient bousculer l’idée qu’il n’y a que deux cultures fondatrices au pays, celles des francophones et des anglophones, comme le laisse entendre la Charte canadienne des droits et libertés (la protection constitutionnelle des droits linguistiques des minorités serait nécessaire à l’épanouissement du Canada comme pays bilingue). Arcand propose aussi au public d’imaginer ce à quoi pourraient ressembler des droits linguistiques visant plutôt à assurer la vitalité du nēhiyawēwin et d’autres langues autochtones.
À quoi ressemblerait le monde si on le regardait à travers le prisme de cette langue autochtone millénaire? Que se passerait-il si on voyait et vivait les choses ainsi au quotidien?
– Joi T. Arcand
Arcand fait ainsi face aux procédés colonialistes qui, encore aujourd’hui, visent à éradiquer les langues autochtones. Elle privilégie le néon pour attirer immanquablement l’attention du public et pour souligner, en lettres de feu, l’importance de rendre le nēhiyawēwin plus visible et accessible pour celles et ceux qui l’apprennent ou le réapprennent.
Par le biais de cette acquisition, le Musée exprime son soutien à la Décennie internationale des langues autochtones (2022-2032) des Nations unies et reconnaît l’apport des nombreux peuples autochtones, dont les Nēhiyaw, qui ont foulé le sol de l’île-métropole que nous aimons et connaissons aujourd’hui sous le nom de Montréal.
1 Cette résidence tenue au Banff Centre for Arts and Creativity portait sur la critique de l’art autochtone. Joi T. Arcand et Léuli Eshrāghi y ont participé, sous la supervision de Jolene Rickard, historienne de l’art, spécialiste, commissaire et artiste skarù:ręˀ.