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Pleins feux sur...

Pleins feux sur Gabriel Fauré

Gabriel Fauré

Gabriel Fauré

Chapitre 1 : un jeune artiste en quête de reconnaissance

Survol

Tout comme le printemps montréalais cette année, le premier « Compositeur du mois » de notre nouvelle série, Gabriel Fauré, a tardé à s’épanouir. Né le 12 mai 1845 dans le Sud-Ouest de la France, Gabriel Fauré démontre dès l’enfance un talent exceptionnellement prometteur. Toutefois, pendant la première moitié de sa vie, il peine à faire reconnaître la valeur de son travail. Aujourd’hui, l’Histoire lui accorde une place plus juste, reconnaissant l’originalité et l’intelligence de ses compositions, ainsi que l’influence majeure qu’il a eue sur des compositeurs tels que Maurice Ravel, Florent Schmitt, Nadia Boulanger et Arthur Honegger.

Le jeune Fauré fréquente l’École Niedermayer de Paris, un établissement dont l’enseignement musical de nature religieuse aura un impact profond sur son style. Il travaille ensuite principalement comme professeur privé et organiste, et obtient finalement un poste comme chef de chœur et organiste député à La Madeleine à Paris grâce à son amitié avec son ancien professeur, Camille Saint-Saëns.

Fauré a une prédilection pour les genres intimes. Il écrit en début de carrière des œuvres pour piano seul, des mélodies et de la musique de chambre. On pense ici à la Ballade pour piano, à la Sonate pour violon et piano no. 1 et à Souvenirs de Bayreuth, un duo pour piano léger et ironique écrit en hommage à L’ Anneau du Nibelung de Wagner. Bien qu’elles ne connaissent pas un grand succès populaire, ces œuvres impressionnent par leur originalité et leur adresse. Fauré réussit à se tailler une place convoitée dans les salons parisiens de la fin du 19e siècle, où il fait des rencontres fructueuses, tant de personnalités artistiques importantes que de riches mécènes qui lui feront des commandes d’œuvres majeures plus tard dans sa carrière.

Pour approfondir

Jeune compositeur n’ayant pas les connexions nécessaires pour se tailler une place au sein des institutions musicales parisiennes, Fauré se tourne vers les salons privés, où sa musique gagne rapidement en popularité et attire l’attention de mécènes importants. Mais son travail de compositeur ne lui permet pas de gagner correctement sa vie, l’obligeant à travailler comme organiste et professeur privé. Cette deuxième carrière lui laisse si peu de temps pour composer que, pour une grande part de sa vie, Fauré compose presque exclusivement durant ses vacances estivales.

En plus d’avoir des difficultés à faire publier sa musique, la prédilection de Fauré pour la musique de chambre - un genre intimiste se prêtant mieux aux concerts de petite taille - limite sa visibilité auprès du public. Le compositeur tente néanmoins quelques essais dans l’univers symphonique, avec un concerto pour violon et une Symphonie en mineur, mais les deux restent inachevés. Aujourd’hui, les contributions les plus significatives de Fauré demeurent dans le domaine de la musique de chambre.

L’hégémonie allemande dans le genre symphonique, ainsi que la place prépondérante occupée par l’opéra dans la vie musicale française sont d’autres facteurs nuisant au succès public de Fauré et de plusieurs de ses contemporains français. À Paris, il existe peu d’appétit pour le genre symphonique, et l’opéra demeure le genre le plus certain de faire gagner aux compositeurs la notoriété qu’ils recherchent. Malgré son manque d’expérience et son inaptitude pour le genre, Fauré se lance dans divers projets opératiques. C’est seulement en 1913 qu’il complétera Pénélope, le seul opéra de sa carrière.

Une éducation non conventionnelle

Le style si distinctif de Fauré peut être attribué en partie à son éducation peu conventionnelle. Au lieu de suivre les traces des grandes figures musicales de l’époque en fréquentant le Conservatoire de Paris ou encore en tentant de remporter le prestigieux Prix de Rome, il est envoyé à l’âge de neuf ans à l’École Niedermayer de Paris, une institution vouée à la formation musicale pour des carrières au sein de l’Église. Au fil de ces années, l’étude de compositeurs tels que Josquin et J.S. Bach, et des modes ecclésiastiques du Moyen Âge (à l'origine des gammes majeures et mineures qui forment la base du système tonal), ont une profonde influence sur Fauré. À de nombreuses occasions, des échos de cet ancien monde musical se font entendre dans sa musique, notamment dans ses mélodies simples aux couleurs modales, ou encore avec l’intégration subtile de contrepoint sous la structure linéaire de ses œuvres.

Fauré et Saint-Saëns

L’autre influence majeure dans la vie du jeune Fauré est celle de Camille Saint-Saëns, à l’époque un jeune professeur récemment arrivé à l’École Niedermayer. Pour l’ensemble des élèves, Camille Saint-Saëns a eu un rôle d’éducateur, leur faisant découvrir le génie de Schumann, Liszt, Wagner et Chopin, mais pour Fauré son rôle était encore plus important. À la fois mentor, figure parentale, et ami très cher, Camille Saint-Saëns soutient énormément Fauré suite à ses études, en l’aidant à trouver un premier poste comme organiste à l’Église de Rennes, puis comme chef de chœur et organiste député à La Madeleine à Paris, une des églises les plus en vogue du moment.

Saint-Saëns
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La Sonate pour violon no. 1 - les débuts d’un style distinct

Gabriel Fauré - Violin Sonata No. 1, Op. 13

La Sonate pour violon no. 1

Parmi les chefs-d’œuvre de jeunesse de Fauré figurent la Ballade pour piano, dont la légende raconte que même Liszt s’y serait emmêlé les doigts lors d’une première lecture en 1882, et la Sonate pour violon no. 1 de 1875, œuvre dans laquelle Fauré établit son style et fait preuve d’une grande créativité. Dès les premières mesures, la musique déborde d’énergie et de fougue de jeunesse, alors que le tempérament passionné du compositeur continue de se faire sentir au fil de l’œuvre.

C’est dans ces premières œuvres que Fauré établit les éléments stylistiques uniques qui caractérisent l’ensemble de son œuvre, tels que l’emploi d’harmonies fortement chromatiques et souvent ambiguës, ainsi que la prédilection pour les gammes ascendantes superposées sur des rythmes syncopés. On retrouve ce dernier procédé dans le troisième mouvement de la Sonate no.1, puis dans plusieurs des ses œuvres subséquentes. Ce troisième mouvement témoigne aussi d’une approche tout-à-fait unique au scherzo : lumineux et d’une grande souplesse, sa légèreté est comparable aux bulles dans une flûte de champagne!

Encadré Proust

Souvenirs de Bayreuth - Fauré et le “Wagnérisme”

Fauré/Messager - Souvenirs de Bayreuth

Durant les années où Fauré s’établit enfin comme compositeur, une figure musicale règne sur le monde musical : Wagner. Ayant entendu sa musique pour la première fois lors de ses classes avec Saint-Saëns, Fauré s’aventure en Allemagne à plusieurs reprises pour entendre les opéras du maître en personne. Ses impressions sont variées, allant de la fascination pour Les Maîtres chanteurs de Nuremberg et L’Anneau du Nibelung, à l’indifférence pour Lohengrin, et au dégoût véhément face à Tristan et Isolde. Malgré tout, Fauré n’est pas emporté par la vague d'engouement pour le «Wagnérisme» comme bien de ses collègues. Il parcourt plutôt les œuvres de Wagner à la recherche de matériel utile, pour rapidement se rendre à l’évidence que leurs approches esthétiques respectives sont incompatibles. Les excès et débordements d’émotion des opéras de Wagner sont l’antithèse de la retenue, la grâce et l’équilibre des œuvres sculptées si méticuleusement par Fauré.

L’admiration que ressent Fauré pour L’Anneau du Nibelung ne l’empêche pas de composer avec son ami André Messager Souvenirs de Bayreuth, un hommage quasi-satirique à la grande épopée de Wagner. Le duo pour piano reprend plusieurs des leitmotivs du cycle pour les transformer en quatre quadrilles amusantes et courtoises, chacune conclue par des cadences tonales bien en évidence. Le personnage de Siegfried a enfin échangé son cor de chasse et son casque pour les élégants habits et querelles de tout bon dandy de la société bourgeoise!

par Trevor Hoy, traduit par Julie Olson

Georg Unger Siegfried
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Gabriel Fauré

Gabriel Fauré

Chapitre 2 : Succès et tribulations

Survol

C’est à la Belle Époque, années d’effervescence synonymes de progrès technologiques et sociaux importants, que Fauré s’installe dans l’âge adulte et poursuit son ascension vers la reconnaissance publique. Si durant sa jeunesse, Fauré était connu pour sa bonne humeur, son avancée dans la maturité est parsemée d’épisodes de dépression - qu’il nomme lui-même spleen - causés notamment par ses fiançailles rompues, son insatisfaction face à son succès en tant que compositeur, et la mort de ses deux parents.

Malgré les moments sombres, cette période de la vie de Fauré comporte beaucoup d’éléments positifs. Preuve des temps changeants, Fauré obtient en 1896 le poste très convoité de professeur de composition au Conservatoire de Paris, et ce malgré le dédain des autorités conservatrices de l’institution à son égard. Fauré achève plusieurs oeuvres importantes pour petits ensembles et pour piano, ainsi que le cycle de mélodies Cinq mélodies de Venise, composées lors d’un séjour en Italie. En 1892, une liaison amoureuse passionnée avec la chanteuse Emma Bardac a un impact profond sur sa musique, inspirant le cycle de mélodies La Bonne chanson, oeuvre d’une sensualité exquise où Fauré explore de toutes nouvelles possibilités formelles. Lors de cette période, Fauré connaît aussi le succès avec des compositions de plus grande envergure, dont des accompagnements musicaux charmants et captivants pour les pièces de théâtre Caligula, Shylock, et pour le drame symboliste de Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande. Bien qu’arrivée sur le tard, la reconnaissance publique que méritait Fauré depuis tant d’années se manifeste enfin, lors de la première de l’oeuvre monumentale Prométhée, en 1900 à Béziers, où une foule de 10 000 personnes célèbre le compositeur triomphant.

Pour approfondir

La Belle Époque : une société en transformation

Tout autour de Fauré, le monde change à un rythme ahurissant. En 1889, l’Exposition Universelle de Paris agit comme un catalyseur dans le monde des arts, tout particulièrement en musique. C’est lors de cet événement que Claude Debussy découvre le gamelan javanais, un instrument qui aura un impact majeur sur sa trajectoire de compositeur. Toutefois, si Fauré prend part à l’exposition, rien n’indique que sa musique est influencée par le gamelan ou la mode du moment, le japonisme. La même année, une création architecturale pensée par Gustave Eiffel voit le jour : cette complexe structure de fer, aujourd’hui symbole incontesté de la ville est à l’époque déplorée par plusieurs, dont le collègue de Fauré, Charles Gounod. En parallèle aux innovations artistiques, des avancées scientifiques marquantes ont lieu, dont l’arrivée généralisée de l’électricité. Dès 1893, Fauré profite de l’installation d’un ascenseur électrique dans son immeuble, alors que Camille Saint-Saëns compose sa cantate Le feu céleste, en l’honneur de cette fascinante nouvelle invention!

La tour Eiffel sous construction
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Fauré et le Conservatoire de Paris

Avec la mort de compositeurs plus âgés et l’ouverture de nombreux postes au Conservatoire, l’établissement musical français entre dans une ère de profonds changements. Malgré l’aide de Camille Saint-Saëns, Fauré avait plusieurs fois été déçu en tentant d’y décrocher un poste d'enseignant. Nombre des professeurs conservateurs se sentaient alors menacés par ce simple compositeur de « musique de salon », dont les oeuvres défiaient sans cesse les règles de l’harmonie. À la suite d’une de ses candidatures, Fauré s’était vu attribuer un poste d’inspecteur des Conservatoires de musique en province, un emploi certes payant et prestigieux, mais qui l’obligeait à mener des voyages interminables dans des petites villes en région.

Une autre tentative s’avère plus fructueuse : en 1896, à l’âge de 51 ans, Fauré se voit enfin offrir le poste de professeur de composition, et goûte au succès et à la reconnaissance dont il rêvait depuis des années. Fauré enseigne à grand nombre des talents les plus prometteurs du 20e siècle, dont Nadia Boulanger, Florent Schmitt, Charles Koechlin, George Enescu et son élève le plus célèbre, Maurice Ravel.

Des œuvres d’envergure qui mènent à la célébrité

Cette période de la vie de Fauré donne naissance à plusieurs oeuvres marquantes : le Quatuor pour piano no. 2, le Quintette pour piano no. 1, plusieurs nocturnes et barcarolles, ainsi que les cycles de mélodies Cinq mélodies de Venise et La Bonne chanson. C’est aussi durant ces années qu’il compose plusieurs oeuvres symphoniques de grande envergure qui contribuent à sa réputation grandissante, entre autres son Requiem, et la musique pour les pièces de théâtre Caligula, Shylock (une adaptation du Marchand de Venise de Shakespeare), et Pelléas et Mélisande.

Enfin, le 27 août 1900, la première de son oeuvre Prométhée dans un concert extérieur à Béziers assure à Fauré la reconnaissance publique qu’il méritait depuis si longtemps. Ni cantate, ni opéra, cette tragédie lyrique inspirée du mythe grec, composée pour un ensemble de 800 musiciens, est applaudie par 17 000 personnes en deux jours. Alors que le public est absolument émerveillé par la création, Fauré se ravit de son nouveau statut de célébrité. Dans les années à venir, plusieurs petits festivals célébrant le compositeur auront lieu, et en 1903, Fauré devient critique musical pour Le Figaro, poste qu’il occupera jusqu’à la fin de ses jours. Enfin, les choses commencent à bien aller!

Une vie romantique tumultueuse : La Bonne chanson

Anne Sofie von Otter: The complete "La bonne chanson Op. 61" (Fauré)

La Bonne chanson, op. 61

Fauré s’installe dans la vie domestique en 1883, en épousant Marie Freniet. Bien que les époux partagent une affection mutuelle et une passion commune pour les arts, leurs sentiments l’un pour l’autre s'effritent rapidement. Marie ne partage ni le tempérament passionné de Gabriel, ni son amour de la vie sociale, et le mariage ne fait pas cesser les infidélités de son mari. Le talent, la personnalité agréable, la manière provinciale de rouler les «r» et le physique avantageux de Fauré - un teint sombre, une chevelure ondulée et « les yeux sensuels et langoureux d’un Casanova impénitent », d’après son étudiant Alfredo Casella - le rendent irrésistible pour le sexe opposé, le laissant incapable de renoncer à l’affection des femmes.

La première moitié de la vie de Fauré est caractérisée par des expériences amoureuses tumultueuses: quelques courtes liaisons, des fiançailles rompues, de brefs sentiments pour sa mécène lesbienne Winnaretta Singer. Son mariage malheureux avec Marie Freniet, accentue donc son instabilité émotionnelle. Mais tout change quand Fauré fait la rencontre d’Emma Bardac en 1892. À l’époque mariée à un riche banquier (dont elle divorcera plus tard pour épouser Claude Debussy), Emma partage avec son mari une interprétation plutôt libre du concept de fidélité conjugale. La soprano, douée et intelligente, qui excelle dans l’art de la conversation, représente pour Fauré la première relation pleinement satisfaisante sur le plan émotionnel. Elle est aussi la source d’inspiration d’une oeuvre d’une étonnante originalité: le cycle de mélodies La Bonne chanson.

Parallèlement au changement dans sa vie amoureuse, La Bonne chanson témoigne d’un changement marqué dans la musique de Fauré, devenue plus aventureuse dans sa forme et ses harmonies, à un point tel que lorsque Saint-Saëns l’entend pour la première fois, il déclare que Fauré doit être devenu fou!* La Bonne chanson* marque également la première utilisation marquante d’éléments cycliques dans la musique de Fauré, une technique qu’il avait explorée dans sa Ballade pour piano et dans Cinq mélodies de Venise. Dans* La Bonne chanson* cependant, les thèmes récurrents jouent un rôle structurel beaucoup pour important, tels des leitmotivs, et sont manipulés et transformés au fil des neuf chansons du cycle. Deux exemples notables sont une mélodie tirée d’une de ses premières chansons,* Lydia*, et un motif ascendant passionné qui accompagne les paroles « je vous aime » dans la cinquième chanson, intitulée « J’ai presque peur, en vérité ».

Pour La Bonne chanson, Fauré sélectionne neuf poèmes du recueil éponyme de Paul Verlaine qui, au lieu de raconter une histoire, dessinent le portrait de la bien-aimée. Étant amoureux de la poésie de Verlaine et ayant déjà mis en musique plusieurs de ses poèmes, Fauré est emballé lorsque sa mécène Winnaretta Singer lui passe commande d’un court opéra : il y voit une opportunité splendide de travailler avec le poète. Ce projet ambitieux est malheureusement abandonné lorsque Fauré rencontre Verlaine en 1891, alors que ce dernier est aux prises avec un alcoolisme avancé et n’est plus que l’ombre de l’artiste qu’il était jadis.

Emma Bardac
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La fin-de-siècle : Pelléas et Mélisande

Fauré : Pelléas et Mélisande, suite d'orchestre (Orchestre philharmonique de Radio France / Mikko...

Suite de Pelléas et Mélisande

La musique de scène Pelléas et Mélisande de Fauré est l’une des quatre oeuvres basées sur ce drame symboliste de Maurice Maeterlinck composées en l’espace de dix ans. La plus célèbre d’entre elles est l’opéra de Claude Debussy, mais il faut aussi citer les oeuvres d’Arnold Schoenberg, qui produit en 1903 un poème symphonique radical dans un style post-Mahlérien, et de Jean Sibelius, qui compose un accompagnement pour la pièce de théâtre.

Il peut sembler étrange que tant de compositeurs soient attirés par une pièce exprimant une vision du monde si pessimiste et dans laquelle si peu d’action se produit, or ce sont des qualités qui correspondent à l’esprit de la fin-de-siècle. En effet, le sentiment d’impuissance face au destin et de deuil d’une époque révolue saisit plusieurs artistes de l’époque.

Le Pelléas et Mélisande de Fauré, composé pour une production à Londres en 1898, a le malheur d’être éclipsé par l’opéra de Debussy, beaucoup plus radical. Les deux compositeurs ne cachent pas leur aversion réciproque ; après avoir entendu pour la première fois l’opéra de Debussy, un Fauré déconcerté s’exclame: « si ceci est de la musique, alors je n’ai jamais su ce qu’est la musique! ». Néanmoins, Fauré a le mérite d’avoir créé une musique richement mélodique et attrayante qui a gagné l’admiration de Maeterlinck lui-même. Il ne subsiste aujourd’hui qu’une suite en quatre mouvements, le reste de l’oeuvre n’ayant malheureusement jamais été publié.

par Trevor Hoy, traduit par Julie Olson

Claude de Bussy
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Gabriel Fauré

Gabriel Fauré

Chapitre 3 : Fauré et la maturité - des années d'influence et d'accomplissements

Survol

L’influence et la célébrité de Fauré sont à leur apogée pendant les 15 dernières années de sa vie. En 1905, il devient directeur du Conservatoire et met en œuvre d’importantes réformes dans l’institution, jusqu’alors encombrée dans ses propres traditions. Les étudiants ont plus de liberté, et des compositeurs avant-gardistes font leur entrée au programme.

Fauré connaît un succès majeur lorsque, après plusieurs vaines tentatives dans le domaine de l’opéra, Pénélope voit enfin le jour. Cet opéra ravit les foules lors de sa première en 1913, et apporte enfin la gloire à Fauré. Mais la période est également marquée par des événements dévastateurs : la mort de frères et sœurs aînés ainsi que celle de son ami de longue date, Camille Saint-Saëns.

À la fin de sa vie, Fauré cache un lourd secret : tout comme Beethoven, il est en train de devenir sourd, et ne pourra finalement plus entendre ses œuvres que dans sa tête. Malgré cela, ces années sont parmi les plus productives de sa vie, avec la création d’œuvres innovantes comme son Quintette pour piano no.2 et son Quatuor à cordes. C’est finalement en 1924, à Paris, que la vie de Fauré est emportée par la pneumonie.

Pour approfondir

La vie de Fauré prend une tournure inattendue, quand on lui offre en 1905 le poste de directeur du Conservatoire, suite à la démission de Théodore Dubois. Ce choix s’explique probablement par la volonté du gouvernement de secouer une institution perçue comme étant de plus en plus inefficace et archaïque. C’est ainsi que Fauré entre en poste avec des projet de réforme grandioses, et une approche si ferme et déterminée qu’il se mérite même le surnom de «Robespierre». La première de ces réformes est une modification des curriculums d'enseignement, et l’entrée au programme d’étude d’un grand nombre de compositeurs autrefois laissés à l’index: Wagner y est enfin intégré, et les étudiants peuvent désormais étudier des compositeurs allant de Monteverdi à Debussy. Une vague de démissions de professeurs, indignés par ce nouveau directeur venu de la province, constitue pour Fauré l’opportunité parfaite de former une corps enseignant plus progressiste, et d’inviter des compositeurs tels que Paul Dukas et Claude Debussy à siéger sur les jurys d’examens.

À la tête du Conservatoire, Fauré collabore avec aisance avec des musiciens aux vues très éloignées : il est à la fois un collègue apprécié des compositeurs conservateurs tels que Camille Saint-Saëns et Vincent d’Indy, et admiré par les membres de la nouvelle génération de compositeurs, comme Maurice Ravel et Darius Milhaud.

Pénélope : un opéra voit enfin le jour

Un autre accomplissement majeur de la fin de carrière de Fauré est son seul opéra, Pénélope, inspiré du retour d’Ulysse à Ithaque tel que raconté dans l’Odyssée. Bien qu’il ait longtemps évité l’influence de Wagner, il s’intéresse à ses opéras pour l’aider dans la composition de Pénélope. S’inspirant du maître, il crée un ensemble de leitmotivs pour représenter les personnages et les éléments clés de l’histoire, et opte pour une musique en continu plutôt que pour une alternance entre des récitatifs et arias. Néanmoins, Fauré demeure sélectif dans les éléments qu’il choisit d’emprunter à l’opéra wagnérien, et combine ces éléments avec ceux de l’opéra traditionnel pour créer un style complètement unique et personnel. La première parisienne de Pénélope le 10 mai 1913 est un succès retentissant pour Fauré, mais son moment de triomphe est malheureusement vite éclipsé lorsque, trois semaines plus tard, un jeune compositeur russe du nom d'Igor Stravinsky scandalise Paris - et change à jamais l’histoire de la musique - avec son nouveau ballet Le Sacre du printemps.

Affiche publicitaire de l’opéra Pénélope
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Fauré et Beethoven : un sort partagé

Tout ce temps, Fauré cache un secret si terrible qu’il pourrait mettre fin à sa carrière au Conservatoire : il est en train de devenir sourd. Dès la première décennie du 20e siècle, les premiers signes de sa perte auditive apparaissent graduellement. Pire encore, ils sont accompagnés de distorsions des sons : selon son fils, Philippe, «il entend les notes basses une tierce plus haut et les notes aiguës une tierce plus bas». Des rumeurs de la condition de Fauré commencent à circuler au Conservatoire, mais il demeure en poste, vraisemblablement en raison du déclenchement de la Première Guerre mondiale.

L’expérience de Fauré est à plusieurs égards comparable à celle de Beethoven : ils composent certaines de leurs œuvres les plus innovantes et aventureuses en fin de vie, alors qu’ils vivent dans un isolement auditif complet. Si Fauré atteint enfin le sommet de sa gloire, il ne peut désormais plus entendre sa musique que dans sa tête, comme le relate un jour son librettiste René Fauchois lors d’une entrevue à une répétition, «Fauré s’est penché vers moi et m’a dit à l’oreille : “C'est joli, n'est-ce pas?” “Admirable !” Je lui ai répondu, comme je le pensais effectivement. Et je n'ai jamais oublié la mélancolie intense et les accents tristes du vieux maître qui me disait alors "Je ne l'entends pas !”».

Le Quintette pour piano no. 2

Fauré - Piano Quintet No.2 in C minor, Op.115 (score)

Le grand âge affaiblit graduellement le corps de Fauré, mais n’atténue ni sa bonne humeur, ni son intelligence. En fait, pendant les trois dernières années de sa vie, Fauré vit une sorte «d'été indien», période d’abondance soudaine de nouvelles œuvres qui confirme que son inspiration est loin d’être tarie. Cette période créative est dûe en partie à sa retraite du Conservatoire en 1921, qui lui offre enfin ce dont il a toujours manqué : du temps libre.

Parmi les œuvres des dernières années de Fauré figure le Quintette pour piano no. 2, achevé en 1921, dans lequel sont combinées l’énergie de ses œuvres de jeunesse et la souplesse harmonique et l’audace de ses compositions plus matures. L’atmosphère générale du quintette est empreinte de sérénité, le calme extérieur de la musique étant ponctué par des éclats d’énergie occasionnels. Le piano fournit une grande partie de l’impulsion rythmique, jouant souvent des motifs rapides et ondulants sur lesquels déferlent de longues mélodies chez les cordes.

Le Quatuor à cordes

Gabriel Fauré: Quatuor à cordes en mi mineur, Op. 121 (Quatuor Ysaÿe)

La dernière année et demie de la Fauré est marquée par deux grandes réalisations. Le 31 janvier 1923, il est nommé Grand-Croix de la Légion d'Honneur, dignité la plus élevée de la décoration honorifique française, rarement décernée à des compositeurs. Puis, la même année, il se lance dans la composition d’un quatuor à cordes, genre qu’il n’a toujours pas exploré. Il peut sembler étrange que celui qui avait un amour profond et une aptitude particulière pour la musique de chambre, ait composé un quatuor à cordes si tardivement, mais l’ampleur des 16 quatuors à cordes de Beethoven - tous des chefs-d’œuvre - freinait peut-être son inspiration. Les compositions de Fauré témoignent de son penchant pour le piano : le Quatuor à cordes en mi mineur est sa seule pièce de musique de chambre sans l’instrument, et sa texture beaucoup plus modeste peut sembler déstabilisante en comparaison avec ses autres œuvres.

Le Quatuor à cordes est souvent considéré comme son œuvre de musique de chambre la moins réussie, puisque ses caractéristiques, bien typiques de la phase mature de Fauré - de longues phrases musicales, des progressions en séquence qui semblent sans fin, un contrepoint complexe et des harmonies étranges - la rendent moins accessible à première vue. Néanmoins, ces éléments sont jumelées à la souplesse et à la finesse également caractéristiques de sa musique, dans une œuvre qui progresse d’une tonalité sombre (mi mineur) dans le premier mouvement vers une fin lumineuse débordante de joie.

L’effort requis pour composer le Quatuor à cordes affecte beaucoup la santé fragile de Fauré : peu après avoir achevé l’œuvre durant l’été de 1924, il est atteint d’une pneumonie dont la sévérité est exacerbée par son tabagisme. Il se remet de la maladie, mais sa santé se détériore au courant de l’année jusqu’à sa mort, le 4 novembre à Paris. Ainsi se termine une vie remarquable, et un chapitre important dans l’histoire de la musique française. C’est peut-être Georges Auric, membre de la génération de compositeurs qui a suivi Fauré, qui résume le mieux son héritage : « Sa réussite a été d’inventer des formes musicales qui ont séduit nos cœurs et nos sens sans les altérer. Il a rendu un hommage à la Beauté, dans lequel il y avait non seulement la foi, mais aussi une passion discrète et irrésistible… La précision délicate de son architecture musicale, la concision (jamais sèche) de ses idées, nous guideront longtemps dans nos moments d’angoisse...»

par Trevor Hoy, traduit par Julie Olson

Partition du Quatuor à cordes en mi mineur, op. 121
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Pleins feux sur Carl Nielsen

Carl Nielsen

Pour l’édition de juin de la série « Compositeur du mois », on explore la vie et l’œuvre de Carl Nielsen, le plus célèbre compositeur du Danemark et l’une des figures les plus originales de la musique classique. En quatre chapitres, découvrez différentes facettes de Nielsen : son rôle en tant que symbole de la culture danoise; le caractère innovant de sa musique; comment il exprime son humour au travers de sa musique; et pour finir, ses réflexions philosophiques sur la musique et la condition humaine. Comme Nielsen l’a dit en référence à sa quatrième symphonie, « la musique est la vie, et comme elle, elle est inépuisable ».

Chapitre 1: Carl Nielsen, compositeur national de la chanson danoise

Même si sa musique ne jouit pas de la même popularité en Amérique du Nord que celle de ses contemporains Jean Sibelius ou Béla Bartók, au Danemark, Nielsen est considéré comme un «compositeur-héros» ainsi qu’un symbole national : sa musique y est constamment célébrée, l’opéra Maskarade étant considéré comme l’opéra national du Danemark et son portrait a même orné un temps le billet de 100 couronnes. Sa popularité est due non seulement à ses remarquables œuvres classiques (concertos, poèmes symphoniques, quatuors à cordes et musiques de scène), mais aussi aux centaines de mélodies populaires qu’il a composées et qui sont devenues des incontournables du répertoire national.

Le penchant de Nielsen pour la composition d’œuvres « de la vie quotidienne » s’inscrit dans un mouvement de regain d’intérêt pour les traditions folkloriques. À la même période, ailleurs en Europe, plusieurs compositeurs s’inspirent des musiques traditionnelles de leurs nations respectives. Parmi les centaines d’airs simples et agréables que Nielsen écrit, l’un des plus populaires est « Jens Vejmand » (Jens le cantonnier), qu’il compose en 1907. Plusieurs années plus tard, Nielsen se lance dans une ambitieuse collaboration avec l’organiste et compositeur Thomas Laub : ensemble, ils donnent naissance à plusieurs volumes de chansons et d’hymnes populaires inspirés de la musique folklorique danoise, avec des paroles provenant de textes d’éminents poètes danois. Parmi leurs réalisations majeures, on retient En Snes danske Viser (une série de chansons danoises), publié en deux volumes, et dont l’une des chansons les plus populaires est « Se dig ud en Sommerdag » (Vous voici contemplée un jour d’été). Un autre succès majeur composé par le duo est Folkehøjskolens Melodibog (le livre de mélodies de l’université populaire), publié en 1922, qui se répand rapidement dans les foyers, les écoles et les congrégations, et dont l’un des plus beaux airs est « Som en rejselysten flåde » (Il y a une flotte d'îles flottantes).

Nielsen note lui-même combien ses chansons suscitent un sentiment de fierté nationale chez ses concitoyens, comme il le dit un jour :

« Il est étrange que, lorsque j'écris ces mélodies simples, c'est comme si ce n'était pas moi qui les avais composées ; c'est comme si - comment dire - les gens de mon enfance sur Fionie ou, pour ainsi dire, le peuple danois tout entier exigeaient quelque chose à travers moi. Mais ce sont peut-être des mots trop grands alors que la question est si simple, du moins pour moi ».

Et pourtant, même si ces œuvres sont indissociables de la culture danoise, rien dans leurs mélodies ou leurs rythmes ne les rend intrinsèquement danoises. C’est plutôt grâce à leur emploi généralisé au fil des 100 dernières années que ces chansons sont entrées dans la conscience nationale et ont été associées, pour plusieurs, à des sentiments d’identité et de communauté. Comme Nielsen lui-même l'a déclaré, « seul le peuple peut faire de l'art quelque chose de national, l'artiste ne le peut pas ».

Chapitre 2: Nielsen le moderniste

Le tournant du XXe siècle est synonyme de progrès sociaux, scientifiques et artistiques importants. Carl Nielsen ne fait pas partie des compositeurs les plus radicaux de l’époque - il ne cache pas son mépris pour la musique de l’avant-garde comme celle d’Arnold Schoenberg - néanmoins, sa musique est profondément novatrice, et il explore constamment de nouvelles possibilités de forme et d’harmonie. Au contraire d’un grand nombre de compositeurs de l’époque, Nielsen n’abandonne pas la tonalité, mais il emploie la tonalité progressive, c’est à dire que les œuvres se terminent dans une tonalité différente de celle dans laquelle elles commencent. Pourtant, depuis le milieu de l’ère baroque (vers 1650) jusqu’au début du XXe siècle, la tonalité est la pratique harmonique courante dans la musique occidentale, et implique habituellement qu’une œuvre qui débute dans une tonalité se termine dans cette même tonalité. Par exemple, une symphonie qui débute en fa majeur devrait se terminer en fa majeur, et tous les changements de tonalité qui ont lieu au courant de l’œuvre sont calculés par rapport à cette tonalité spécifique.

Lorsque Nielsen achève sa Symphonie n° 1 en sol mineur, op. 7 en 1892, la tonalité progressive est encore un concept nouveau dans l’univers symphonique, et le musicologue Robert Simpson déclare même que cette symphonie est « peut-être la première à se terminer dans une tonalité autre que celle dans laquelle elle a commencé ». Tout au long de l’œuvre, les tonalités de sol mineur et do majeur s’affrontent, jusqu’à ce que do majeur émerge triomphant dans les dernières mesures.

Trente ans plus tard, il compose sa Symphonie n° 5, op. 50, de loin l’une de ses œuvres les plus radicales et considérée par plusieurs comme son chef-d’œuvre. Divisée en deux mouvement au lieu des quatre habituels pour une symphonie, et utilisant à nouveau la tonalité progressive, l’œuvre est surtout connue pour le « combat » entre l’orchestre et le joueur de caisse claire rebelle dans le premier mouvement. À un moment, la partition du percussionniste lui indique même de jouer ad libitum pour tenter de stopper l’élan de l’ensemble et de réduire la musique en lambeaux. Il n'est réduit au silence que lorsque le poids de l'orchestre est entièrement porté sur lui vers la fin du mouvement.

Le quatuor à cordes volé

The Danish String Quartet plays Nielsen's Quartet Nr. 3

Entre 1897 et 1898, Nielsen compose une œuvre qui témoigne de son adoption d’un style plus moderne et de sa vision musicale unique : le Quatuor à cordes n° 3 en mi bémol majeur, op. 14. Dans une critique de Hother Ploug après la première représentation de l’œuvre à Copenhague en 1901, il qualifie le quatuor d’une « œuvre étrange, comme tout ce qui vient de sa plume, mais plutôt une œuvre pour les connaisseurs que pour le grand public ». Il est facile de comprendre en quoi ce quatuor aurait peut-être été difficile à apprécier pour ceux qui « se nourrissent jour après jour de romances et de musique romantique », pour utiliser les mots de Ploug. En effet, il n’y a rien de sentimental dans le premier mouvement, fortement contrapuntique, et qui dès le début présente de multiples mélodies qui se chevauchent telles des vignes emmêlées. Dans le troisième mouvement, on voit le penchant de Nielsen pour l’écriture de mélodies bizarres, alors que le premier violon descend du sol pour atterrir sur un ré dièse, bouleversant complètement la tonalité de do majeur du mouvement - presque comme si le compositeur se moquait de l’auditeur !

Anecdote cocasse, le troisième quatuor de Nielsen se fait voler dans un incident étrange en 1898. Alors qu'il se rend à vélo chez son copiste avec la partition, Nielsen assiste à un accident, durant lequel un cheval tombe à terre. Souhaitant l'aider, il cherche à se libérer les mains en tendant le rouleau de la partition à un jeune garçon qui assiste à la scène. Celui-ci s'enfuit avec l'œuvre, alors que Nielsen a le dos tourné ! Nielsen ne réussira jamais à récupérer sa partition, et doit donc réécrire complètement le Quatuor à partir de notes qu’il a et finir le reste de mémoire.

Carl Nielsen

Carl Nielsen

Chapitre 3 : Nielsen, un homme singulier

Si on avait à décrire Nielsen et sa musique en un mot, le meilleur adjectif à choisir serait sans doute « excentrique ». Nielsen est connu pour son esprit vif et son sens de l’humour, qui s’expriment à la fois dans sa prose colorée et dans sa musique. Ses compositions se démarquent par leurs structures peu conventionnelles et par leurs mélodies parfois étranges, comme le décrit le critique Alex Ross en parlant des œuvres de Nielsen : « Le public, pour sa part, quitte souvent une représentation de Nielsen satisfait, mais un peu abasourdi, ne sachant pas trop ce qui l’a frappé ». Tout au long de sa carrière, Nielsen est déterminé à tracer son propre parcours, en suivant ses instincts musicaux. La nature peu orthodoxe de sa musique ainsi que son approche moderne suscitent souvent des attaques féroces de la part des critiques, à un point tel que Nielsen reconnaît un jour qu’il a été « une pomme de discorde… parce que je voulais m’affirmer contre l’esthétique douce et lisse typiquement danoise. Je voulais des rythmes plus forts et une harmonie plus complexe ». Malgré tout, il réussit à conquérir un public très fidèle à Copenhague. Malgré sa détermination à faire évoluer la musique danoise, Nielsen n’essaie pas de réinventer la roue avec sa musique : il vénère J. S. Bach et Mozart, ce qui donne parfois à ses compositions une sonorité néoclassique, et ses symphonies sont directement influencées par celles de Beethoven, Brahms, Dvořák, et du compositeur norvégien-danois, Johan Svendsen. Et pourtant, comme le démontrent les deux œuvres suivantes, dans toutes ses créations symphoniques, Nielsen repousse constamment les limites des modèles traditionnels.

Deux symphonies, de multiples personnalités

Œuvre qui, à première vue, ressemble plus à une galerie de portraits qu’à une symphonie traditionnelle, la Symphonie n° 2, op. 16, « De Fire Temperamenter » (Les quatre tempéraments) trouve son origine dans la visite d’une auberge de campagne à Zélande, près de Copenhague. Comme Nielsen le raconte plus tard, « Sur le mur de la pièce où je buvais un verre de bière avec ma femme et quelques amis était accroché un tableau coloré extrêmement comique, divisé en quatre sections dans lesquelles “Les Tempéraments” étaient représentés et pourvus de titres… mes amis et moi étions vivement amusés par la naïveté des tableaux, leur expression exagérée et leur sincérité comique… un beau jour, je me suis rendu compte que ces images de piètre qualité contenaient tout de même une sorte de noyau ou d’idée - réfléchissez ! - pourquoi pas même un courant musical ! »

Les quatre tempéraments - colérique, flegmatique, mélancolique et sanguin - sont des types de personnalité théorisés pour la première fois dans l’Antiquité. Nielsen représente dans chaque mouvement de sa symphonie les états émotionnels contrastants de chaque tempérament, à l’exception du flegmatique. Ce faisant, Nielsen utilise les principes symphoniques de contraste et de développement de thèmes dans chaque mouvement. Ainsi, le colérique regrette son éclat de rage, tandis que le sanguin - « un homme qui fonce droit devant, sans réfléchir, avec la croyance que le monde entier lui appartient, que des pigeons frits voleront dans sa bouche sans travail ni souci » - est brièvement ébranlé par une terrible peur, avant de retrouver son caractère décidé.

Nielsen déclare que sa Symphonie n° 6, « Sinfonia semplice », sa dernière symphonie, sera plus simple que ses œuvres précédentes. Pourtant, c’est l’une de ses compositions les plus étranges et elle demeure la moins jouée de ses six symphonies. Pendant la création de l’œuvre, de 1924 à 1925, Nielsen est diminué par une maladie cardiaque et psychologiquement affaibli par son manque de succès international et par la direction que prend la musique moderne, et on peut déceler ce tourbillon émotionnel dans la nouvelle symphonie. La mélodie innocente du premier mouvement est constamment envahie par des passages plus sombres, tandis que dans le deuxième mouvement, Nielsen exprime son opinion sur les compositeurs d’avant-garde de l'époque en se moquant impitoyablement d’eux dans une caricature de leur musique. Le dernier mouvement, écrit sous forme de thème et variations, passe de moments de pure absurdité à une valse folle, puis se termine par un mélodie précipitée finissant sur un long et fort si bémol des bassons - l’équivalent symphonique d’une flatulence comique !

Les Tempéraments
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Statue de Carl Nielsen

Statue de Carl Nielsen

Chapitre 4 : Nielsen et la condition humaine

Carl Nielsen est connu pour sa personnalité excentrique et son habileté à écrire de la musique à la fois d’une complexité éblouissante et d’une simplicité absolue, mais dans certaines de ses compositions, il s’intéresse également à des questions plus larges sur l'existence humaine. Bien que Nielsen ne partage pas la vision de Gustav Mahler de la symphonie comme une oeuvre englobant tous les aspects du monde, tant le banal que le sublime, l’intérêt de Nielsen pour la vie, sous toutes ses formes, et la condition humaine, le pousse à composer une paire de symphonies qui abordent ces questions philosophiques.
Sa Symphonie n° 3, op. 27, Sinfonia Espansiva, tire son nom du sentiment d’expansion et de momentum du premier mouvement, dont la musique progresse continuellement à travers différentes tonalités. Cette idée d’expansion peut aussi être interprétée comme une représentation de l’impression humaine face aux aux grands espaces et à l’énormité de la nature, ou encore de l’expansion de la conscience humaine.

La symphonie débute débute sur un la répété 26 fois par l’orchestre, s’accélérant de manière rythmée, tel un avion qui décolle. Le premier mouvement est rempli de mélodies vastes et pleines de vitalité, tandis que le dernier mouvement ressemble à l’une des chansons populaires de Nielsen - un hymne à l’homme commun, comme le décrit le compositeur. En contraste à la vigueur du premier mouvement, le second est presque statique, suggérant l’émerveillement et la révérence face à la nature. Fait inhabituel pour une symphonie, il comprend également un duo sans paroles pour soprano et ténor intégré dans la texture de l’orchestre.

Une croyance inextinguible

En mai 1914, Nielsen écrit à sa femme Anne Marie, « J’ai une idée pour une nouvelle composition, sans programme mais qui exprimera ce que nous entendons par l’esprit de la vie ou les manifestations de la vie, c’est-à-dire : tout ce qui bouge, qui veut vivre...simplement la vie et le mouvement, bien que variés - très variés - mais reliés, et comme s’ils étaient constamment en mouvement, en un seul grand mouvement ou flux. Je dois trouver un mot ou un titre court pour exprimer cette idée; cela suffira. Je ne peux pas tout à fait expliquer ce que je veux, mais ce que je veux est bon ».

Carl Nielsen et sa femme Anne Marie
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Le mot que Nielsen choisit pour cette nouvelle composition, a Symphonie n° 4, op. 29, est uudslukkelige - « inextinguible ». Il n’est probablement pas un hasard si Nielsen compose à ce moment une oeuvre exprimant le triomphe de la vie face à l’adversité : en août 1914, l’assassinat de l’archiduc Franz Ferdinand et sa femme à Sarajevo déclenche la Première Guerre mondiale. Même si le Danemark demeure neutre durant le conflit, peu de gens restent insensibles aux horreurs de ce carnage. Mais, même avant cet événement, Nielsen est confronté à des crises importantes dans sa vie personnelle et professionnelle. Quelques mois plus tôt en mai, Nielsen démissionne de son poste de chef d’orchestre au Théâtre Royal, fatigué des frictions qu’il a avec la direction, puis débute une séparation de huit ans avec sa femme. Les tensions dans leur mariage sont notamment dus au fait qu’ils mènent tous deux d’importantes carrières artistiques (Nielsen comme compositeur et chef d’orchestre, et Anne Marie comme sculptrice), tout en essayant d’élever trois enfants alors qu’Anne Marie doit souvent s’absenter pour des longues périodes pour des projets. Lors des absences de sa femme, Nielsen ne peut résister la compagnie d’autres femmes, et son comportement infidèle constant mène ultimement leur union à un point de rupture.

Ainsi, la Quatrième symphonie de Nielsen marque un grand tournant, tant dans sa vie que dans sa musique. L’oeuvre est un succès foudroyant pour Nielsen, au Danemark et à l’étranger, et comme l’écrit l’éminent critique après la première, « les deux visages de Janus qui ont caractérisé sa physionomie artistique particulière jusqu’à présent… s’unissent pour la première fois en un seul visage artistique : Carl Nielsen ». Mais sa recherche d’unité stylistique avait été fracturée par des événements externes, et des sentiments de doute et de conflit s’emparent maintenant de sa musique, jadis confiante.
Dans la Quatrième symphonie, ces sentiments culminent en un combat entre deux ensembles de timbales placés l’opposé l’un à l’autre dans l’orchestre. Et pourant, tout au long de la symphonie est répétée une gamme descendante héroïque, qui finit par trimpoher : le motif de « l’inextinguible », et une rappel que « la musique est la vie, et comme elle, inextinguible ».

Carl Nielsen - Symphony No. 4 "The Inextinguishable", Op. 29

Pleins feux sur Samuel Coleridge-Taylor

Samuel Coleridge-Taylor

Chapitre 1

Aujourd’hui, Edward Elgar est généralement reconnu comme le principal compositeur de l’époque édouardienne en Angleterre. Mais, à la fin du 19e siècle, alors que Elgar attend encore sa grande envolée, il est témoin de l’ascension « météorique » d’un jeune compositeur de Londres au talent immense : Samuel Coleridge-Taylor. À son sujet, Elgar écrit qu’il est « de loin le plus intelligent parmi les jeunes hommes », tandis que l’éditeur d’Elgar, August Jaeger, considère Coleridge-Taylor comme étant un génie. Malheureusement, depuis le décès prématuré de Coleridge-Taylor des suites d'une pneumonie à l'âge de 37 ans, sa musique est tombée dans l’oubli. Malgré sa courte vie, le compositeur laisse pourtant un héritage riche et fascinant.

Au début de la vingtaine, il devient célèbre du jour au lendemain lors de la création de sa cantate Hiawatha's Wedding Feast, particulièrement remarqué en tant que compositeur noir, à une époque où les institutions musicales classiques sont presque exclusivement réservées aux Blancs. La musique de Coleridge-Taylor s’inscrit dans la tradition du romantisme, mais il ne peut être catégorisé aussi facilement. Tourné vers son héritage africain, Coleridge-Taylor met en valeur dans ses compositions les musiques traditionnelles de diverses régions d’Afrique et de la diaspora africaine, les introduisant ainsi dans les salles de concert, un peu comme Antonín Dvořák et Edvard Grieg le font pour la musique folklorique de leurs nations respectives.

Samuel Coleridge-Taylor - enfant

Un jeune musicien prometteur

Né le 15 août 1875, Samuel Coleridge-Taylor est le fils d’Alice Hare Martin et de Daniel Taylor, un médecin sierra-léonais qui, après avoir terminé ses études en médecine au King’s College de Londres, retourne au Sierra Leone sans même savoir qu’il a un fils. Coleridge-Taylor est donc élevé par sa mère - qui le nomme d’après le poète romantique Samuel Taylor Coleridge - et par sa famille élargie à Croydon, en banlieue de Londres. Grandissant dans une famille assez musicale, les talents exceptionnels de Coleridge-Taylor sont reconnus dès son jeune âge. À 15 ans, il quitte la maison pour étudier le violon et la composition au Royal Conservatory of Music de Londres, où il restera jusqu’en 1897. Il y étudie sous la tutelle du compositeur Charles Villiers Stanford - dont les élèves les plus remarquables sont Gustav Holst et Ralph Vaughan Williams - et reçoit de lui une formation solidement ancrée dans la tradition germanique de Schumann et Brahms. Certaines des œuvres de Coleridge-Taylor, telles que le Nonet en fa mineur, op. 2, le Quintette de clarinette en fa dièse mineur, op. 10 et les Caméos pour piano, op. 56, en témoignent tout particulièrement. Cette formation, combinée à la sensibilité résolument anglaise, constituent le fondement du style de composition de Coleridge-Taylor, bien que ses intérêts dépassent largement les frontières de l’Angleterre : il vénère la musique d'Antonín Dvořák, et ses trois tournées aux États-Unis lui permettent d’être en contact avec des spirituals - une musique qui avait captivé Dvořák lors de son passage à la tête du Conservatoire national de New York.

Samuel Coleridge-Taylor: Ballade for orchestra Op.33

Ballade pour orchestre en la mineur, op. 33

Au moment où Coleridge-Taylor obtient son diplôme du Conservatoire Royal en 1897, il est déjà suffisamment connu pour se lancer dans une carrière de musicien professionnel. Outre ses activités de compositeur, Coleridge-Taylor obtient un poste d’enseignement au Trinity College de Londres et devient le chef d’orchestre de la Handel Society. En 1898, sa Ballade pour orchestre en la mineur, op. 33, est présentée au Festival de Gloucester et attire beaucoup l’attention. Quelques mois plus tard, il crée l’œuvre qui lui vaudra une renommée nationale...

Chapitre 2

Hiawatha’s Wedding Feast

En novembre 1898, Samuel Coleridge-Taylor, 23 ans, monte sur la scène du Conservatoire Royal de Londres sous les applaudissements enthousiastes du public. Les personnes réunies dans la salle assistent à la première de l’ambitieuse nouvelle œuvre de Coleridge-Taylor, une cantate pour ténor, chœur et orchestre intitulée Hiawatha's Wedding Feast. La création suscite un grand engouement au cours des semaines précédentes, et parmi ceux qui réussissent à s’entasser dans la salle bondée se trouve le célèbre compositeur d’opéra comique Arthur Sullivan. Ce dernier écrit dans son journal : « Très impressionné par le génie du garçon. C’est un compositeur, et non un artisan de musique. La musique est fraîche et originale… Le travail est très bien fait ».

Samuel Coleridge-Taylor - Hiawatha's Wedding Feast (1898) (Full Score)

*The Song of Hiawatha, op. 30 - Hiawatha’s Wedding Feast *

Le succès de Hiawatha's Wedding Feast est si immédiat que Coleridge-Taylor reçoit d’emblée une commande pour composer une suite, The Death of Minnehaha, suivie d'une autre, Hiawatha's Departure, les trois cantates étant publiées sous forme de trilogie en 1900 : The Song of Hiawatha. Bien que les deuxième et troisième parties sont considérées comme moins réussies que la première cantate de la trilogie, cela n’a d’aucune manière diminué la popularité de Hiawatha's Wedding Feast au cours des décennies suivantes. En effet, des centaines de milliers d’exemplaires de la partition ont été vendus, et la cantate atteint un niveau de popularité en Grande-Bretagne qui rivalise celui du Messie de Haendel et de Elijah de Mendelssohn. Coleridge-Taylor a même nommé son propre fils Hiawatha et Hiawatha's Wedding Feast demeure son œuvre la plus populaire au fil des années, même si ses autres compositions sont tombées dans l’oubli.

La source littéraire sur laquelle Coleridge-Taylor base sa trilogie de cantates est le poème épique de Henry Wadsworth Longfellow de 1855, The Song of Hiawatha, qui raconte les exploits fictifs d'un guerrier Ojibwé. Des thèmes utilisés dans ses cantates apparaissent déjà dans Hiawathan Sketches, une des premières œuvres de Coleridge-Taylor pour violon et piano. Coleridge-Taylor n’est d’ailleurs pas le seul compositeur à s’être inspiré du poème de Longfellow : Frederick Delius et Duke Ellington composent tous deux des œuvres basées sur The Song of Hiawatha, tandis qu’Antonín Dvořák, qui connaît le poème dans sa traduction tchèque, déclare que des sections de sa Neuvième symphonie sont inspirées des vers de Longfellow.

Malheureusement, Coleridge-Taylor n’a pas pu profiter du succès financier généré par l’immense succès de sa cantate. N’ayant aucune idée de la popularité qu’allait connaître l’œuvre, et à une époque où de nombreux compositeurs vendraient tous leurs droits d’auteur afin de générer des revenus immédiats, Coleridge-Taylor vend *Hiawatha's Wedding Feast *pour la modique somme de 15 guinées, l’équivalent d’environ 3400 $ canadiens aujourd’hui. Ainsi, Coleridge-Taylor perdra accès à toutes les redevances liées à l’œuvre. Certains soupçonnent que la mort précoce de Coleridge-Taylor a été provoquée par une surcharge de travail, devenue nécessaire dans sa lutte pour subvenir à sa famille financièrement.

Henry Wadsworth Longfellow
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En tournée au Nouveau-Monde

En 1903, dans une quasi-répétition du concert de Londres cinq ans plus tôt, 2000 spectateurs se rassemblent dans une église de Washington pour écouter la Samuel Coleridge-Taylor Choral Society interpréter The Song of Hiawatha. Le fait qu’il existe déjà une société chorale portant le nom de Coleridge-Taylor, et ce dans une ville située de l’autre côté de l'Atlantique, est révélateur de son immense popularité. Devant le succès de Hiawatha aux États-Unis, la Samuel Coleridge-Taylor Choral Society invite le compositeur à se lancer dans une tournée américaine en 1904 - la première de trois - qui le conduira éventuellement en Nouvelle-Angleterre, dans le Midwest, et même à Toronto, au Canada. Lors de sa première visite à Washington, D.C., Coleridge-Taylor est reçu en audience privée par le président Theodore Roosevelt, et dirige le United States Marine Band - le célèbre « President’s Own » - complété par une section complète de cordes dans une représentation de Song of Hiawatha. Ces deux événements sont sans précédent à une époque où la ségrégation raciale est de jure aux États-Unis, et révèlent l’enthousiasme réservé à la visite de Coleridge-Taylor. Au sein de la communauté noire des États-Unis, Coleridge-Taylor est applaudi pour ses talents musicaux et considéré comme une icône culturelle, illustrant ce qui peut être accompli sans barrières sociales racistes. Les années de visite de Coleridge-Taylor aux États-Unis, et la période qui les précède immédiatement, sont également marquées par un intérêt accru de sa part pour son héritage africain, la musique de l'Afrique et de la population noire des États-Unis - un intérêt qui se manifeste dans certaines de ses œuvres les plus fascinantes et originales.

Photo du Samuel Coleridge Taylor Choral Society
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Chapitre 3

La vision de Dvořák

En 1893, le New York Herald publie un article dans lequel le célèbre compositeur Antonín Dvořák appelle à ce que la musique des Noirs américains constitue « la véritable base de toute école de composition sérieuse et originale à développer aux États-Unis ». En écrivant cela, Dvořák ne veut pas simplement dire que les compositeurs blancs devraient s’inspirer des traditions musicales des Noirs pour leurs nouvelles compositions - il encourage vivement l’inclusion des compositeurs noirs dans la musique classique américaine. Malheureusement, les portes du monde classique demeureront fermées aux musiciens noirs, et le rêve de Dvořák ne se concrétisera jamais vraiment. Au cours du siècle suivant, malgré l’immense talent de nombreux compositeurs - dont Will Marion Cook, Billy Strayhorn, Fletcher Henderson et Nina Simone - leurs ambitions heurtent sans cesse un mur de préjugés raciaux. Ils se tournent donc vers le jazz et la musique populaire pour bâtir leur carrière, s'appuyant sur leur formation classique pour créer de nombreuses œuvres innovantes dans ces genres. Comme l’écrit Will Marion Cook en 1918, « l’Américain noir est en train de se retrouver. Il a rejeté les imitations puériles de l’homme blanc. Il a appris que l'étude approfondie des maîtres permet de savoir ce qui est bon et comment créer. Il a appris des Russes que l’inspiration vient de l’intérieur, que leur richesse inépuisable de légendes et de chansons folkloriques leur fournit la base des compositions qui établiront une grande école de musique et enrichiront la littérature musicale. »

Photo Samuel Coleridge Taylor au piano
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Puiser dans ses racines

La vision de Dvořák a toutefois été réalisée par un de ses plus grands admirateurs, Samuel Coleridge-Taylor. Son intérêt pour la musique de l’Afrique et de la diaspora africaine donne lieu à plusieurs œuvres autour des thématiques en lien avec ces traditions : une ouverture de concert sur Toussaint Louverture, un des leaders de la révolution haïtienne de 1791 qui a libéré les esclaves de la colonie française, entraînant la création d’une république indépendante; les Five Choral Ballads, qui mettent en musique des extraits des Poems on Slavery (Poèmes sur l’esclavage) de Longfellow; African Suite, Four African Dances, et Symphonic Variations on an African Air; et peut-être de manière plus significative, ses Twenty-Four Negro Melodies pour piano. Dans cette dernière, Coleridge-Taylor compile des œuvres originales inspirées de mélodies provenant d’Afrique, des Antilles et des États-Unis, et regroupées par région géographique. Comme le fait remarquer le compositeur, il traite son matériel source de la même manière que Dvořák l'a fait pour la musique folklorique tchèque. Les textes du poète américain Paul Laurence Dunbar, que Coleridge-Taylor avait rencontré pour la première fois à Londres en 1896, donnent par ailleurs naissance à des œuvres telles que African Romances, Op. 17, et The Dream Lovers - un opéra en un acte, sur un livret de Dunbar, mettant en scène des personnages africains.

Maud Powell
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Parmi les styles de musique traditionnelle que Coleridge-Taylor incorpore dans les Twenty-Four Negro Melodies, c’est peut-être le spiritual qui a le plus grand impact sur sa musique. Coleridge-Taylor est initié au spiritual par Frederick Loudin, membre des Fisk Jubilee Singers - un ensemble vocal formé en 1871 et toujours actif aujourd’hui, qui réalise des tournées internationales dans le but d’amener ce genre aux quatre coins du monde. Comme l’écrit avec admiration Coleridge-Taylor, Loudin est la personne « qui m’a permis d’apprécier pour la première fois l’incroyable musique folklorique de ma race et qui a fait tant pour la faire connaître au monde entier ». Coleridge-Taylor incorpore des spirituals célèbres tels que « Nobody Knows the Trouble I See » dans Hiawatha Overture et « Keep Me From Sinking Down » dans son Concerto pour violon. Mais c’est sa version de « Deep River » dans les Twenty-Four Negro Melodies (son œuvre préférée dans la collection) qui connaît la plus grande célébrité grâce à de nouvelles technologies permettant l’enregistrement sonore. Une transcription de « Deep River » pour violon et piano par la violoniste Maude Powell, enregistrée en 1911, donne une portée mondiale à l’œuvre. De son vivant, Maud Powell est reconnue comme la première violoniste soliste américaine de renommée internationale, et aussi comme l’une des premières musiciennes blanches à promouvoir la musique de compositeurs noirs - dont Coleridge-Taylor, qu’elle a pu rencontrer alors qu’il était en tournée aux États-Unis en 1910.

Le Spiritual
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Un compositeur socialement engagé

Parallèlement à son intérêt pour la musique d’Afrique et de la diaspora africaine, Coleridge-Taylor s’implique dans des mouvements sociaux liés à la condition des Noirs aux États-Unis et en Grande Bretagne. En 1900, il participe à la première conférence pan-africaine à Londres en tant que délégué, où il prend connaissance des écrits de Frederick Douglass et de Booker T. Washington. Plus tard, il se familiarisera également avec ceux du grand activiste des droits civils et auteur américain W.E.B. Du Bois, qui avait aussi pris part à la conférence. Ces rencontres font de Coleridge-Taylor un ardent défenseur du mouvement pan-africain, qui cherche à encourager la solidarité entre les personnes d'origine africaine, tant en Afrique que dans la diaspora, et à promouvoir un sentiment unifié d'identité historique et culturelle.

Samuel Coleridge-Taylor aura accompli beaucoup au cours de sa courte vie. Sa musique et son succès auront été un flambeau d’espoir pour un peuple souffrant de discrimination raciale à tous les niveaux de la société. Nous ne pouvons qu’imaginer ce que Coleridge-Taylor aurait pu accomplir s’il avait vécu plus longtemps, mais l’héritage qu’il nous laisse est indéniablement riche, et mérite à juste titre une place aux côtés des grands maîtres de la musique.

Samuel Coleridge-Taylor et Maud Powell
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Pleins feux sur Grażyna Bacewicz

Chapitre 1

Frédéric Chopin est peut-être le compositeur d’origine polonaise le plus connu, mais cette nation d’Europe de l’Est s’est révélée être une véritable mine de talents musicaux au fil des ans : en effet, on compte aujourd’hui plusieurs noms polonais parmi le panthéon des grands compositeurs du XXe siècle. Dans la première moitié du XXe siècle, le compositeur polonais le plus connu est Karol Szymanowski, qui crée des œuvres dans un style mystique bien caractéristique de la fin du romantisme, tandis que la période allant des années 1950 à nos jours voit l’apparition de ce que l’on appelle « l’École des compositeurs polonais », un groupe de modernistes dont les principaux représentants sont Witold Lutosławski, Henryk Górecki et Krzysztof Penderecki. À mi-chemin de ces deux moitiés de siècle et de ces deux styles de composition, on retrouve une compositrice brillante et tenace dont l’immense talent fera l’objet de cette série en trois parties : Grażyna Bacewicz, surnommé par un critique anglais « la première dame de la musique ».

Bacewicz est remarquable non seulement en tant que femme compositrice dans un domaine largement dominé par les hommes, mais aussi pour ses talents prodigieux et le grand succès qu’elle a connu de son vivant. En plus d’avoir produit une œuvre abondante - quatre Symphonies, sept Concertos pour violon, sept Quatuors à cordes et de nombreuses œuvres de musique de chambre - Bacewicz est une violoniste et une pianiste exceptionnelle qui interprétera bon nombre des créations de ses compositions. Aujourd’hui, elle demeure très appréciée dans son pays natal et, bien que son héritage à l’extérieur de la Pologne ait été éclipsé par les œuvres de ses contemporains polonais, on accorde de plus en plus d'attention à sa musique. Son compatriote Witold Lutosławski, un peu plus jeune qu’elle, disait à propos de Bacewicz : « J'ai toujours été d'avis qu'un véritable jugement sur la force créative d'un compositeur n'appartient pas aux critiques ou aux artistes contemporains, mais à des milliers de spectateurs sur plusieurs décennies, ce que l'on peut appeler le « jury du temps. » Si l'on se base sur le fait que nombre de ses premières œuvres sont encore jouées aujourd'hui dans le monde entier, on peut déjà prédire que sa musique résistera à cette épreuve du temps.

Grażyna Bacewicz
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Un jeune talent

Née le 5 février 1909 dans la ville industrielle de Łódź, Bacewicz grandit dans une famille de musiciens, jouant de la musique de chambre avec ses frères et sœurs. Après des études au Conservatoire de Varsovie, menée parallèlement à ses études en philosophie à l’Université de Varsovie, Bacewicz part pour Paris en 1932. Elle y étudiera le violon avec André Touret et Carl Flesch et, suivant la recommandation de Karol Szymanowski, la composition avec Nadia Boulanger, pédagogue reconnue ayant enseigné à de nombreux compositeurs de renom du XXe siècle.

Varsovie en ruines, 1945
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Bacewicz travaillera principalement comme soliste, donnant des concerts à travers toute l’Europe, avant d’enfin accepter un poste de premier violon dans le nouvel Orchestre symphonique de la radio polonaise, avec lequel elle interprétera ses créations telles que son Concerto pour violon n° 1 et ses Trois chansons pour ténor et orchestre.

Hélas, cette période de prospérité ne durera point : le 1er septembre 1939, l’Allemagne envahit la Pologne, suivie par l’Union soviétique le 17 septembre. En octobre, la Pologne cesse d’exister en tant que nation indépendante et est divisée entre les deux puissances envahissantes. L’occupation allemande entraînera de nombreuses difficultés et privations, y compris une grande restriction de la vie musicale. Bacewicz et sa famille sont déplacés pour un moment dans un camp près de Pruszków, avant de se rendre à Lublin pour attendre la fin de la guerre. Et pourtant, même dans ces moments très difficiles, Bacewicz parvient à maintenir son impressionnant niveau de productivité, produisant des œuvres majeures, telles que son Quatuor à cordes n° 2, sa Sonate n° 1 pour violon seul, sa Symphonie n° 1 et son Ouverture pour orchestre. Ce n’est là qu’un exemple de la détermination et du dévouement avec lesquels cette femme incroyable aborde son métier. Elle a écritau sujet de ses méthodes de travail : « Je pense que pour composer, il faut travailler très intensément. Il faut prendre des pauses entre les différentes compositions, mais il ne faut pas s'interrompre en plein milieu de l'écriture d'une pièce. Je suis capable de travailler sur une composition pendant de nombreuses heures par jour. En général, je prends une pause au milieu de la journée, mais même pendant cette pause, mon cerveau continue de travailler. J'aime être très, très fatiguée. C'est parfois à ce moment-là que j'ai soudainement mes meilleures idées. »

Les débuts de Bacewicz

Les premières compositions de Bacewicz, réalisées dans les années 1930 et 1940, sont souvent décrites comme étant « néoclassiques », un terme auquel elle est elle-même opposée. Malgré ces objections personnelles, sa musique de cette période revêt certainement les attributs d’autres œuvres néoclassiques de l’époque, sans doute le résultat de l’influence de la musique de son temps et de ses études avec Nadia Boulanger à Paris. Ce style néoclassique, qui met l’accent sur la clarté de la texture et la vigueur rythmique, est pleinement mis en valeur dans des oeuvres telles que son Quintette à vent, vif et enjoué, composé en 1932. Le second mouvement de sa Sonate pour piano n°1, datant de 1949, fait écho à la musique de Karol Szymanowski, que Bacewicz avait côtoyé lors de ses études au Conservatoire de Varsovie. Bacewicz considère néanmoins que son style de composition est en constante évolution, et que la forme et la construction d’une œuvre sont pour elle d'une importance capitale, comme elle l’écrit dans une lettre de 1947 à son frère Witold : « Dans mes compositions, je fais surtout attention à la forme. Si vous construisez quelque chose, vous n'empilez pas des pierres au hasard les unes sur les autres. C'est la même chose pour une œuvre musicale. Les principes de construction n'ont pas besoin d'être traditionnels. La musique peut être simple ou compliquée. Cela dépend du compositeur, mais elle doit être bien construite. »

Grażyna Bacewicz - Kwintet

Quintette pour vents, Grażyna Bacewicz, 1932

Le Quatuor à cordes n°1 de Bacewicz, composé en 1938 - le premier des sept qu'elle composera -, est également écrit dans le style néoclassique, bien qu’il témoigne également de son désir d’explorer de nouveaux horizons musicaux. Le premier mouvement suit une forme ternaire claire, mais utilise un langage musical chromatique qui dépasse les limites de la tonalité traditionnelle. Pour les deux autres mouvements du quatuor, Bacewicz se tourne vers la musique folklorique, d’abord en composant cinq variations sur la chanson folklorique lituanienne « Vai žydėk, žydėk » dans le deuxième mouvement - une touche personnelle, puisque le père de Bacewicz était lituanien -, et en se tournant vers la danse folklorique comme base du mouvement final en fugue. Ces premières compositions témoignent du génie de Bacewicz, mais pour elle, ce n'était qu'un début - des choses encore plus grandes étaient encore à venir.

Chapitre 2

L'influence soviétique

Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Grażyna Bacewicz et sa famille retournent vers les ruines de Varsovie, maintenant presque complètement effacée de la carte. En réponse à une tentative de révolte en 1944 par la résistance polonaise, les Allemands ont riposté en rasant Varsovie, détruisant plus de 85 % des bâtiments de la ville, en accordant une attention particulière aux musées, aux théâtres, aux églises et aux structures historiques. Une fois les occupants allemands expulsés par l’armée soviétique, enfin commence le processus laborieux de reconstruction des villes, des carrières et des vies, ainsi que le rétablissement de la vie culturelle dans un pays pillé depuis six ans. Mais si la Pologne est désormais libérée des Allemands, elle se trouve maintenant derrière le rideau de fer. En plus d’isoler la Pologne de l’Europe de l’Ouest, le nouveau gouvernement communiste s’aligne sur les valeurs artistiques de l’Union soviétique en dictant ce qui constitue l’art approuvé par l’État. De 1945 à 1956, le seul style approuvé sera le réalisme socialiste, qui vise à rendre l’art accessible aux masses, généralement par la glorification des thèmes communistes. En musique, cela implique d’éviter les pratiques avant-gardistes et de mettre de l’avant la musique folklorique polonaise. À cette fin, le gouvernement crée même des ensembles subventionnés par l’État, tels que le Mazowsze, pour collecter, préserver et diffuser les musiques traditionnelles issues des endroits ruraux du pays (événements qui constituent un point majeur de l'intrigue du film Guerre froide de 2018). Les œuvres n’adhérant pas aux idéaux socialistes-réalistes - comme la Symphonie no1 de Witold Lutosławski, composée en 1947 - sont qualifiées de « formalistes » et interdites, et leurs compositeurs font face à la censure du gouvernement.

Durant cette période, Bacewicz réussit à naviguer dans des eaux plutôt périlleuses, parvenant à ignorer les pressions gouvernementales et à préserver son style musical individuel tout en évitant les réprimandes des autorités. À l’instar de Szymanowski, dans des compositions d’avant-guerre comme son Quintette à vent, Bacewicz avait déjà commencé à incorporer des éléments de musique folklorique, et elle poursuit cette pratique dans sa musique d’après-guerre. Cette influence folklorique est évidente dans certaines œuvres, comme la Taniec mazowiecki [Danse masovienne] et la Taniec słowiański [Danse slave] pour violon et piano, tandis que dans d’autres œuvres beaucoup plus subtiles, comme dans le Concerto pour orchestre à cordes de Bacewicz, composé en 1948, qui, avec son Quatuor à cordes n°3, constitue aujourd’hui son œuvre la plus connue. En effet, en 1950, le Concerto pour orchestre à cordes vaut à Bacewicz le « Prix national » décerné par le gouvernement polonais. Deux ans plus tard, le National Symphony Orchestra de Washington en fera la première américaine.

Le Masowsze, ensemble subventionné par l’état pour collecter, préserver et diffuser les musiques traditionnelles polonaises
Crédit
Bacewicz - Concerto for String Orchestra (1948)

La forme moderne d’un concerto consiste généralement en une œuvre pour instrument solo et orchestre, ainsi le terme « concerto pour orchestre à cordes » peut sembler contradictoire. Au milieu du XXe siècle cependant, le concerto pour orchestre en tant que genre - qui met l’accent sur le traitement virtuose des instruments ou des sections de l’orchestre - se taille une place d’importance, notamment grâce aux œuvres de Béla Bartók et Witold Lutosławski. Conformément à l’orientation néoclassique de cette œuvre, le Concerto pour orchestre à cordes de Bacewicz fait également écho à la forme baroque du concerto grosso, la présentation du matériel musical étant souvent alternée entre les solistes ou les petits groupes de solistes, et l’ensemble principal. L’ouverture du Concerto en mineur, avec son élan résolu vers l’avant, est d’une saveur baroque, tandis que le second mouvement illustre le talent de Bacewicz pour écrire des mélodies lyriques et émotionnellement profondes. Tout au long du concerto, on entend également la maîtrise absolue de Bacewicz des instruments à cordes et sa capacité à faire émerger des nouvelles textures d’un ensemble plutôt homogène. Par exemple, dans le deuxième mouvement, la mélodie nostalgique pour alto solo est doublée à l’octave par des violons jouant sul ponticello (une technique où l’instrument est joué avec l’archet près du pont), créant un effet hantant.

En dépit des restrictions gouvernementales sur les arts, le début des années 1950 s’avère être une période prolifique et fructueuse pour Bacewicz. En plus de maintenir une carrière active comme soliste et de faire partie de divers jurys de concours, Bacewicz continue de composer à son niveau de productivité typique, achevant des œuvres majeures telles que son Concerto pour violon n°4, sa Symphonie n°4 , sa Sonate pour piano n°2 et son Quatuor à cordes n°4, qui remporte en 1951 le premier prix du Concours international de compositeurs de Liège, en Belgique. Composé au sommet de la répression du régime de Staline en Pologne, le Quatrième quatuor à cordes témoigne du mépris de Bacewicz envers les pressions mises par les autorités pour composer dans le style socialiste-réaliste, bien que son atmosphère plutôt sombre reflète peut-être aussi les circonstances difficiles dans lesquelles il a été composé. Bien que le Quatrième quatuor à cordes résonne parfois avec la pulsion rythmique si caractéristique de Bacewicz - en particulier dans la finale, qui trébuche presque en se précipitant vers une conclusion furieuse-, il est en général de nature plus réservée que les quatuors précédents de Bacewicz.

G. Bacewicz - String Quartet No.4
Un vent de changement

La carrière de Bacewicz doit cependant être mise sur pause en 1954, lorsqu’elle est impliquée dans un accident de voiture qui la laisse avec de graves blessures qui l’obligent à passer des mois à l’hôpital pour récupérer; malgré ce malheur, Bacewicz maintient sa détermination et sa résolution remarquables. Cet événement met effectivement fin à la carrière d’interprète de Bacewicz, qui avait déjà commencé à ralentir depuis 1953, et en 1955, maintenant remise de ses blessures, elle choisit de se consacrer entièrement à la composition. Mais à ce moment dans la décennie, un vent de changement avait commencé à souffler en Pologne. Une situation politique plus détendue en 1956 permet d’assouplir les restrictions imposées aux artistes, et le premier festival de musique contemporaine Automne de Varsovie se tient enfin en octobre cette année-là, permettant aux compositeurs polonais de découvrir pour la première fois les toutes dernières nouveautés venues d’Occident. Au même moment, une génération plus jeune de compositeurs polonais, incluant notamment Kryzsztof Penderecki et Henryk Górecki, met de l’avant des idées radicales. Si Bacewicz conserve sa place parmi les compositeurs phares de la Pologne, elle devra pendant les quinze dernières années de sa vie faire face à ces profonds changements dans le paysage musical; néanmoins, comme en témoignent les œuvres de ses dernières années, elle était plus que prête à relever ce défi.

© Trevor Hoy Traduit par Julie Olson

Grazyna bacewivz
Crédit

Salle Bourgie

1339, rue Sherbrooke Ouest

Montréal (Québec) H3G 2C6

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